Décryptage

Responsabilités - Le régime de l'assurance construction à l'épreuve du hors-site

Externaliser un chantier dans une usine nécessite des ajustements du cadre juridique. Voici quelques pistes de réflexion.

 

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Hors-site, modulaire, préfabrication… Autant de mots pour qualifier un phénomène, celui de l'industrialisation de la construction, un marché en pleine expansion estimé à près de 1 milliard d'euros en France (1). Si la préfabrication et l'intégration d'éléments usinés dans la construction ne datent pas d'hier, l'externalisation complète ou quasi complète de l'acte de construire en dehors du chantier n'est pas un phénomène naturel en France. La filière est en effet habituée à un schéma d'interventions séquencé, phasé, qui fait intervenir, suivant un planning souvent difficile à tenir, des corps d'état toujours plus nombreux, à mesure que le bâtiment se complexifie.

Pourtant, ce mode constructif externalisé présente de nombreux atouts : réduction des coûts, amélioration de la qualité constructive et donc de la sinistralité, diminution des nuisances sur site, durabilité… Ce qui le place au cœur du débat sur la transition environnementale, qui invite à produire plus vite, moins cher, plus durablement, en tenant compte de la raréfaction des ressources.

Bouleversement de la chaîne de valeur. Mais la perception de la préfabrication en France questionne, tout d'abord sur le plan de l'acceptation sociétale et urbanistique. Souvent assimilée aux grands ensembles et à l'urbanisme sur dalle des années 1950 à 1970, la notion de construction industrialisée renvoie, dans l'inconscient collectif, à l'étalement urbain et à la dépersonnalisation de l'habitat. C'est en réalité une méthode radicalement différente qui a désormais cours : plus qualitative, présentant des possibilités de personnalisation, plus économe en ressource, et permettant réemploi et réversibilité.

Sur le plan juridique, externaliser un chantier sur le site d'une usine nécessite quelques ajustements en termes de responsabilité mais également d'assurances. La chaîne de valeur des intervenants se trouve bouleversée par le développement d'une méthodologie collaborative en dehors du site du chantier tandis que le rôle des acteurs change, passant d'une logique de conception- réalisation à une logique d'usinage-assemblage. De la notion d'ouvrage à l'intégration de la conception au stade de la fabrication, le risque construction se transforme avec pour corollaire un impact direct sur le régime de l'assurance construction obligatoire.

La notion d'ouvrage

La notion d'ouvrage est un élément clé de la qualification d'un risque décennal, puisque le régime spécifique de la responsabilité du constructeur se limite aux désordres les plus graves affectant un ouvrage. N'étant pas définie par le législateur, il est donc revenu à la jurisprudence d'en délimiter les contours.

Ancrage au sol. L'ouvrage correspond à la somme de travaux de construction, il se compose d'éléments constitutifs assurant les fonctions essentielles de la construction et d'éléments d'équipement qui forment corps avec les éléments constitutifs. Il est de nature immobilière, ce qui sous-entend un ancrage au sol, une immobilisation : doivent donc être exclues, en l'état de la jurisprudence, les constructions mobiles.

Ce mode constructif bouleverse la chaîne de valeur des intervenants.

Une construction composée d'éléments préfabriqués en usine et assemblés sur site est-elle un ouvrage ? La réponse se trouve en partie dans la comparaison des moyens et des objectifs des modes constructifs (traditionnel et industrialisé) : - l'objectif est similaire, c'est celui de la réalisation d'un ouvrage ancré au sol, devant répondre à toutes les normes de sécurité et de stabilité ; - les moyens d'y parvenir se distinguent : séquençage des interventions pour la construction traditionnelle et approche collaborative et industrielle pour ce qui est de la construction modulaire.

Cela incite à considérer que la construction hors site doit être envisagée comme un ouvrage, l'ancrage au sol et la nécessité de demander une autorisation administrative de construire venant au soutien de cette qualification.

Eléments indissociables. Par ailleurs, la loi Elan du 23 novembre 2018 a ainsi défini la préfabrication à l' : « [Elle] consiste à concevoir et réaliser un ouvrage à partir d'éléments préfabriqués assemblés, installés et mis en œuvre sur le chantier. Ces éléments préfabriqués font indissociablement corps avec les ouvrages de viabilité, de fondation, d'ossature, de clos et de couvert de la construction et peuvent intégrer l'isolation et les réserves pour les réseaux divers. Ils sont produits sur un site qui peut être soit une usine ou un atelier, soit une installation temporaire jouxtant le chantier. » Cette définition semble placer l'élément préfabriqué dans la catégorie des éléments d'équipement indissociables de l'ouvrage qui trouvent leur place dans la composition d'un ouvrage.

L'industrialisation croissante de la filière incite désormais à considérer qu'une opération de construction, un ouvrage au sens de l', consiste en toute forme d'implantation d'un bâtiment sur un terrain. Dans une construction préfabriquée, l'ensemble des éléments de la construction, qu'ils soient constitutifs ou d'équipement, sont conçus et assemblés en atelier, hors site : la notion de fabrication devient ainsi plus prégnante que celle de construction.

La notion de constructeur

L'acte de construire, qui s'articule traditionnellement autour de quatre grandes fonctions (maîtrise d'ouvrage, maîtrise d'œuvre, réalisation et contrôle technique), se trouve bouleversé par le passage d'un mode constructif segmenté in situ à un mode constructif global ex situ. La construction hors site modifie le rôle traditionnel des intervenants et déploie l'acte de construire sur une échelle de temps et de lieux qui court de la conception/réalisation en usine à l'assemblage/montage sur site. Le fabricant devient l'acteur pivot du projet de construction et la notion d'Epers (pour « élément pouvant entraîner la responsabilité solidaire » du fabricant) prend tout son sens, plus de quarante ans après avoir été envisagée par Adrien Spinetta dans la loi du 4 janvier 1978 relative à la responsabilité et à l'assurance dans le domaine de la construction.

Le régime des Epers en question. La responsabilité civile (RC) décennale d'un fabricant n'est pas une évidence, et le législateur justifiait à l'époque cette insertion dans le régime de l'assurance obligatoire au nom de la promotion du progrès technique : « Il était indispensable, en effet, que les composants, ces produits préfabriqués ou pré-usinés qui entrent et entreront en nombre croissant dans les constructions et qui constituent, avant d'être intégrés dans le bâtiment final, une fraction de ce bâtiment, fassent partie enfin d'un système cohérent de responsabilité et de garantie » (2). Aucune définition légale n'a toutefois été donnée, laissant à la pratique et aux tribunaux le soin de spécifier, au cas par cas, les produits qui entrent dans cette catégorie. Quatre critères se sont ainsi dégagés pour identifier les Epers :

1) la conception déplacée : le législateur estime que le transfert des responsabilités de conception du bâtiment de l'architecte vers le fabricant justifie la responsabilité civile décennale de ce dernier ;

2) la prédétermination du produit en vue d'une finalité spécifique d'utilisation : cette condition est posée pour éviter une généralisation abusive de la mise en cause des fabricants. L'Epers ne peut être un produit d'utilisation banalisée ;

3) le produit doit satisfaire, en état de service, à des exigences précises et déterminées à l'avance. Cela signifie que le produit a été pensé par le fabricant dès le stade de sa conception avec des caractéristiques techniques spécialement envisagées pour servir une finalité spécifique dans l'ouvrage ;

4) l'Epers a la capacité d'être mis en œuvre sans modification : c'est donc un produit fini, immédiatement utilisable.

Dans les faits, cette notion d'Epers a souvent été jugée insaisissable et sa disparition est proposée dans le cadre de l'avant-projet de réforme des contrats spéciaux et notamment du contrat de louage d'ouvrage mis en ligne en mai par le ministère de la Justice (3). Invoquant l'imprécision du texte, son faible intérêt pratique et la possibilité d'agir sur d'autres fondements (vente, produits défectueux), le projet envisage d'abroger les dispositions de l' concernant la RC décennale du fabricant d'Epers.

   Comment déployer le modèle de responsabilité et d'assurance sur un risque à géométrie variable ?

Si une suppression pure et simple de la notion ne semble pas d'une grande pertinence à l'heure où l'industrialisation de la construction prend son essor, une réécriture pourrait être opportune. Dans les faits, un régime de responsabilité décennale des fabricants soumis à l'obligation d'assurance ne trouve que très peu de réponses sur le marché de l'assurance. Les assureurs refusent généralement de couvrir ces risques ou le font de manière restrictive, obligeant les fabricants à saisir le Bureau central de tarification.

Les craintes des assureurs construction peuvent être entendues puisque le principe de l'assurance obligatoire impose une réparation intégrale des dommages et, pour certains ouvrages, sans possibilité de plafonnement (4), ce qui en présence d'un sinistre sériel pourrait se révéler complexe et coûteux. C'est sur ce point qu'une réforme pourrait être judicieuse.

L'appréciation du risque

La construction modulaire, qui relève de ce mouvement d'industrialisation, comporte de plus une composante de mobilité. Physiquement, le bâtiment modulaire est déplaçable, et sur le plan de l'usage, les destinations sont évolutives, ce qui rend son appréhension sur le plan assurantiel complexe. Comment déployer le modèle de responsabilité et d'assurance construction sur un risque à géométrie variable ? Cela nécessite de penser le modèle d'analyse et de tarification des risques autrement.

Avant réception. Le mode constructif modulaire déplace une partie du risque avant réception, du site du chantier au site de l'usine. Dans la mesure où les éléments sont conçus et réalisés en atelier ou en usine, les risques résultant de l'avènement d'un événement accidentel affectant l'ouvrage en cours de construction sont largement limités. Côté responsabilité, les articles et du Code civil qui font peser les risques avant réception sur les constructeurs ne semblent pas adaptés à la responsabilité du fabricant.

Côté assurance, la garantie tous risques chantier (TRC), qui a pour objet de garantir les dommages matériels à l'ouvrage en cours de travaux, perd de sa pertinence et devrait être analysée en complément de garantie multirisque industriel et d'une garantie transport de l'usine au site - les phases d'usinage et de transport devant faire l'objet d'une attention spécifique.

Après réception. L'évaluation du risque décennal d'un ouvrage traditionnel, qui permet de tarifer le contrat d'assurance dommages ouvrage, prend en considération différents éléments basés sur une conception traditionnelle de la construction, à commencer par les caractéristiques techniques de l'ouvrage ( procédés, matériaux). Sur ce point, la question des techniques non courantes (TNC) est particulièrement sensible en ce qui concerne la construction modulaire. Les normes applicables à la construction traditionnelle ne sont en effet pas forcément adaptées dans ce cas, ce qui rend délicate l'analyse et oblige à une étude au cas par cas des systèmes constructifs mis en œuvre. Un projet de certification CSTB Qualité Bâtiment est en cours et devrait permettre de régler ce point.

La destination de l'ouvrage constitue un autre élément de la tarification du risque, la sinistralité pouvant varier en fonction de l'usage de l'ouvrage. Que faire donc d'un bâtiment dont la destination est vouée à évoluer (logement, complexe scolaire, bureaux, école, centre hospitalier…) ? Est-il possible pour un assureur construction de dissocier l'usage de la tarification du risque ? Ici encore, l'approche traditionnelle de la tarification du risque n'est pas adaptée à la construction modulaire et à la mobilité de lieux et d'usage qui la caractérise.

Lors de la 14e Matinée décennale organisée par le réassureur Scor en septembre 2021, il a été évoqué le concept de « décennale rechargeable », une garantie décennale qui se « rechargerait » au fur et à mesure du déplacement du bâtiment modulaire. Cette approche ne semble pas tenir compte de l'appréciation de l'environnement du risque en matière de construction sauf à dissocier le bâtiment modulaire de son ancrage au sol.

De toute évidence, la structuration de la filière de la construction hors site va rebattre les cartes de l'assurance construction traditionnelle et, pourquoi pas, la tirer vers un modèle aux contours plus souples.

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