Un peu plus d'une centaine de communes ont manqué d'eau cet été, et ont dû être approvisionnées par citerne, selon le ministère de la Transition écologique. Beaucoup plus ont imposé des restrictions d'eau, et parmi elles, toutes ou presque redoutent que les eaux de surface - barrages et cours d'eau - dans lesquelles elles puisent ne se reconstituent pas suffisamment au cours de l'automne pour envisager sereinement l'année prochaine. Le sud de la France a été touché dès la fin du printemps, avant que la pénurie ne se généralise au cours du mois d'août, pour s'étendre jusqu'à la Normandie et même à la Haute-Savoie. Si la gravité de cette sécheresse - due à un faible enneigement pendant l'hiver, une pluviométrie insuffisante au printemps et une canicule tout l'été - est exceptionnelle, il apparaît évident qu'il ne s'agit pas d'un phénomène isolé.
Dans ce contexte, chacun part à la chasse au gaspi. Or, les canalisations d'eau en France montrent des signes de faiblesse. Certes, le réseau n'est pas vieux : 60 % des tuyaux ont été posés il y a moins de cinquante ans. Et pour le moment, les rendements - c'est-à-dire le rapport entre le volume d'eau consommé et celui introduit dans le réseau - restent très honorables : 80 % en moyenne pour l'ensemble du territoire. Mais cela signifie tout de même que 20 % des 5,1 milliards de mètres cubes d'eau en distribution sont perdus en cours de route - soit la consommation annuelle de 18,5 millions d'habitants - selon la dernière étude de l'Observatoire des services publics d'eau et d'assainissement, qui date de 2017. En moyenne, un litre sur cinq est gaspillé.
« Une moyenne, dans ce contexte, ne veut rien dire, s'agace Régis Taisne, chef du département cycle de l'eau à la Fédération nationale des collectivités concédantes et des régies (FNCCR). Dans certaines communes, le taux de fuite atteint 50 %. Quand l'étiage des sources est bas, cela signifie que l'on va directement à la rupture d'alimentation au moindre pépin. Sans compter l'énergie gaspillée en pompage inutile. Vu le prix de l'électricité, peut-on se le permettre ? » Pierre Rampa, le président des Canalisateurs, l'organisation professionnelle qui fédère 330 entreprises spécialisées dans la pose et la réhabilitation de canalisations, s'en étonne : « Est-ce que nous tolérerions d'avoir 20 % et plus de fuites de gaz ? C'est insensé, il faut un plan de bataille, et vite ! L'été prochain n'est pas si loin. »
Réparer ou renouveler ? Il y a près de 900 000 km de réseaux d'eau potable en France (voir graphique ci-dessous), dont le taux de renouvellement annuel est de 0,67 %. Soit, en moyenne, une remise à neuf tous les cent soixante ans, alors que la durée de vie d'une canalisation oscille autour de quatre-vingts ans. Ensuite, il faut s'interroger : réparer ou renouveler ? Personne n'a de solution universelle. Les grandes agglomérations disposent des moyens humains, techniques et financiers pour une surveillance accrue : « A Paris, où le taux de rendement est supérieur à 90 %, nous parvenons à réduire au maximum le besoin de renouvellement des canalisations, explique Anthony Ta, ingénieur de distribution à Eau de Paris. Nous collectons les données de volumes entrants et sortants, et s'il y a une anomalie, nous sommes en mesure de détecter rapidement où est la fuite. »

Les 3 000 capteurs acoustiques aimantés sur les 2 000 km de tuyaux et connectés constituent le principal outil de la capitale. Leur rayon de détection est compris entre 100 à 300 m. S'il y a une fuite, le sifflement caractéristique de l'eau fuyarde indique aux techniciens où aller chercher. Eau de Paris a d'autres cartes dans sa manche : grâce à la start-up Leakmited, elle utilise des satellites pour mesurer l'humidité au sol dans les bois de Vincennes et de Boulogne. Elle a également recours à des vannes télécommandées, qui permettent de réduire de moitié le débit en cas de fuite importante. « Il faut aussi souligner qu'à Paris, la quasi-totalité du réseau est en fonte et, en outre, visitable : on peut donc facilement réparer, rappelle Anthony Ta. A la campagne, le réseau est enterré, soumis aux mouvements de terrain. Il faut donc y privilégier le renouvellement. » Tout le monde ne partage pas cet avis. « Renouveler trop tôt, c'est du gaspillage d'énergie et d'argent, affirme Régis Taisne. Renouveler trop tard, c'est un gaspillage d'eau. Il faut donc trouver la bonne fenêtre de tir et bien peser chaque décision. » L'expert prend un exemple concret : « Disons que j'ai 100 km de réseau, dont 50 % sont fuyards. J'en renouvelle 10 %, je vais réduire mon nombre de fuites de 10 % et gagner 5 % de rendement. Cela m'aura coûté une fortune, alors qu'avec la moitié de cette somme, en améliorant la détection et en ciblant les renouvellements sur les tronçons les plus vulnérables, on peut gagner 20 points de rendement en quelques années. » Pour lui, l'urgence est de collecter des données : « Certains bureaux d'études et centres de recherche élaborent des outils de prévision en s'appuyant sur la corrélation entre la nature des tuyaux - fonte ou PVC -, les conditions et la date de pose, l'état de la voirie au-dessus, la qualité du sol… pour établir des courbes de défaillance. Ensuite, cela va tout seul : une fuite tous les cinq ans sur un tronçon, on répare. Deux fuites par an, il faut renouveler. »
Pour envisager l'avenir sereinement et faire les travaux nécessaires, il faut augmenter la facture d'eau de 20 à 30 %.
(Source: FNCCR)
La FNCCR développe ainsi une banque de données des défaillances, qui sera utile pour établir un schéma directeur, comme le veut la loi Climat et résilience du 22 août 2021. Ce document devra être réalisé par les communes ou leurs groupements compétents en matière de production, de transport et de distribution d'eau potable d'ici le « 31 décembre 2024 ou dans les deux années suivant la prise de compétence à titre obligatoire par la communauté de communes, si cette prise de compétence intervient après le 1er janvier 2023 », a précisé le ministère de la Transition écologique en mars dernier, suite à une question écrite de la députée (Renaissance) Charlotte Parmentier-Lecocq.
Plan national. Le problème, c'est le mur d'investissements qui s'élève devant les élus. « Il faut attaquer le problème par tous les côtés : renouveler les réseaux et les sécuriser, recharger les nappes, interconnecter les réseaux, faire des réserves et des barrages… Nous avons besoin d'un plan national», énumère Tristan Mathieu, délégué général de la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E). L'expert estime qu'il faudrait augmenter les investissements sur les réseaux d'au moins 1 milliard d'euros. « Je sais, c'est effrayant, surtout en période d'inflation, mais sans cela, comment ferons-nous l'été prochain ? » Rappelons qu'aujourd'hui, 80 % du prix de l'eau est supporté par les consommateurs eux-mêmes - les subventions n'ont cessé de baisser depuis dix ans - pour se fixer à 4 ,19 euros/ m3 environ. Sur la base d'une consommation annuelle de 120 m3, cela représente une facture de 42 euros par mois… soit en moyenne 1 % du budget des ménages selon les calculs de la mission flash sur le bilan de l'expérimentation d'une tarification sociale de l'eau menée début 2022 par les députés Lionel Causse (désormais Renaissance) et Hubert Wulfranc (désormais Nupes). « Le bloc communal peut augmenter les prix pour investir sans parler de flambée. Personne ne veut devoir s'habituer à manquer d'eau l'été ! » argue Tristan Mathieu. Pour envisager l'avenir sereinement et faire les travaux nécessaires, il faudrait, selon les calculs de la FNCCR, augmenter la facture de 20 à 30 % dès l'hiver prochain.
Les députés Lionel Causse et Hubert Wulfranc estiment de leur côté que « les efforts à fournir ne pourront pas être supportés par la seule facture d'eau. Des fonds publics, qu'ils proviennent de fonds structurels européens, du plan de relance ou des agences de l'eau, devront soutenir l'investissement des collectivités en matière de renouvellement de leurs réseaux, en particulier les collectivités rurales. »