L'obligation de lutte contre le blanchiment des capitaux, initialement applicable au secteur financier, a été étendue aux agents immobiliers en 1998 par la loi du 2 juillet 1998 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier (DDOEF), l'immobilier étant considéré comme un secteur à risque de blanchiment au regard notamment des sommes investies et de la sécurité qu'offre ce type de placement. Mais ce n'est qu'entre 2009 et 2014, à l'occasion de la transposition par l' de la troisième directive européenne relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT)2 , qu'une autorité de contrôle compétente a été désignée. La désignation des services de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et les directions départementales de la protection des populations (DDPP) s'est accompagnée d'une nouvelle autorité de sanction ad hoc pour les professions dites orphelines : la commission nationale des sanctions3 .
Même si les mesures LCB-FT ont plus de 20 ans, les récents contrôles opérés par la DGCCRF ont conduit celle-ci à constater qu'une grande majorité de professionnels de l'immobilier ignorait les règles, voire pour certains un refut de se voir investis d'une mission de police économique et financière. C'est pourquoi, la DGCCRF et Tracfin ont rappelé la législation en vigueur par une publication de lignes directrices en novembre 2018. Ainsi, lors des différents contrôles, la DGCCRF a pu observer que les procédures internes écrites étaient rares et le personnel peu, voire pas sensibilisé aux procédures LCB-FT. Les dossiers clients étaient souvent incomplets et très peu d'opérateurs avaient mis en place une cartographie des risques adaptée. Même si des progrès ont été constatés, le peu de déclarations annuelles de soupçon reçues par Tracfin corrobore le constat de la DGCCRF. Ainsi 274 déclarations de soupçon en 2018, soit 5,80 % des déclarations des professionnels du secteur non financier ont été reçues par le ministère de l'Économie et des Finances. Ce chiffre est en augmentation selon le rapport annuel d'activité de Tracfin. En 2017, 178 déclarations ont été réalisées, contre 84, 35, 29 et 54 respectivement en 2017, 2016, 2015,2014 et 2013. mais rapporté aux nombres déclarations faites par le notariat (1474 en 2018), il demeure très faible.
Ce constat est sévère, d'autant que les structures d'exercice sont souvent de taille modeste, mais il ne faut espérer la moindre clémence comme cela a été annoncé lors de la conférence internationale « No money for terror » qui s'est tenue à Paris les 25 et 26 avril 2018.
Agents immobiliers, avocats, notaires… assujettis aux obligations anti-blanchiment
Après les agents immobiliers en 1998, les syndics de copropriété ont également été assujettis au dispositif anti-blanchiment en 2014 par l'adoption de la dite 4 . Cette extension a été opérée par l'amendement CE280, à l'occasion de l'adoption de la loi. Critiquée par les organisations professionnelles, elle devrait toutefois n'être que temporaire. En effet, l'exclusion du dispositif LCB-FT pour cette profession, à l'instar de ce qui s'est passé en Belgique en 20175 , est prévue dans le projet de loi portant suppression de sur-transpositions de directives européennes en droit français, actuellement en examen auprès de l'Assemblée nationale. Le 14 novembre 2018, Sophie Beaudoin-Hubiere a été nommée rapporteure sur le fond.
En 2016, l' renforçant le dispositif français de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme a soumis l'intermédiation en location aux obligations LCB-FT.
À ce jour, en vertu de l'article L. 561-2 8° du Code monétaire et financier, sont soumis aux obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, les professionnels exerçant les activités mentionnées aux 1°, 2°, 4°, 5°, 8° et 9° de l', dite loi Hoguet.
En pratique, il s'agit des personnes physiques ou morales qui, d'une manière habituelle, se livrent ou prêtent leur concours, même à titre accessoire, aux opérations portant sur les biens d'autrui et relatives à : - l'achat, la vente, la recherche, l'échange, la location ou sous-location, saisonnière ou non, en nu ou en meublé d'immeubles bâtis ou non bâtis ; - l'achat, la vente ou la location-gérance de fonds de commerce ; - la souscription, l'achat, la vente d'actions ou de parts de sociétés immobilières ou de sociétés d'habitat participatif donnant vocation à une attribution de locaux en jouissance ou en propriété ; - 'achat, la vente de parts sociales non négociables lorsque l'actif social comprend un immeuble ou un fonds de commerce ; - la conclusion de tout contrat de jouissance d'immeuble à temps partagé ; - l'exercice des fonctions de syndic de copropriété comme cela a été exposé plus haut.
Pour l'heure seules restent explicitement exclues, l'intermédiation en vue de la cession d'un cheptel mort ou vif, la vente de listes ou de fichiers relatifs à l'achat, la vente, la location ou sous-location en nu ou en meublé d'immeubles bâtis ou non bâtis, la vente de fonds de commerce et la gestion immobilière.
À cette liste des activités assujetties, s'ajoutent les activités bancaires ; les prestataires de services d'investissement, les plateformes de monnaie numériques, les experts-comptables et commissaires aux comptes. Cette multiplicité des acteurs soumis aux obligations LCB-FT ne doit pas conduire à une dispense des professionnels de l'immobilier, comme le rappelle la DGCCRF dans son document de novembre 2018. En effet, le fait qu'un notaire ou un banquier ait déclaré une opération suspecte alors que l'agent immobilier n'a effectué aucune démarche particulière sera plus que défavorable dans l'appréciation de ses manquements par la commission nationale des sanctions.
Évaluer et gérer les risques : pierre angulaire du dispositif
Les professions soumises aux obligations doivent mettre en place un système d'évaluation et de gestion des risques. Ce système comprend généralement une première partie qui rappelle les principes de la lutte anti-blanchiment, une cartographie des risques6 auxquels le professionnel est exposé au regard notamment de son secteur d'activité, de son lieu d'exercice, etc. À ce propos, si les agents immobiliers opérant sur des biens résidentiels de luxe, particulièrement à Paris ou sur la Côte d'Azur font l'objet d'une attention particulière de la part des pouvoirs publics, partant de l'adage bien connu « Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus », les professionnels de l'immobilier d'entreprise, les brokers sont également visés, d'autant qu'ils génèrent un chiffre d'affaires significatif. Cette cartographie doit être spécifique à l'activité de chaque professionnel, comme l'a décidé la commission nationale des sanctions le 9 décembre 2016 (n° 2015-35). La simple reprise des lignes directrices de Tracfin et de la DGCCRF ainsi que des travaux des syndicats professionnels ne saurait suffire à satisfaire à cette première série d'obligations.
La seconde partie a vocation à décrire les procédures à mettre en œuvre en réponse aux risques identifiés précédemment. Il est ainsi impérieux de connaître son client selon la devise Know your cus-tomer (KYC), afin de savoir si la relation d'affaires qui va se nouer peut présenter des risques particuliers en matière de blanchiment de capitaux. Un certain nombre de pièces doivent être exigées et si le client est une personne morale, son bénéficiaire effectif, c'est-à-dire, celui qui détient plus de 25 % du capital social doit être identifié. Une attention particulière doit être portée sur les personnes politiquement exposées (PPE). Une difficulté peut se poser pour identifier la provenance des fonds par exemple pour un candidat locataire d'une résidence principale, dès lors qu'il est exclu de lui demander un RIB en vertu de l'article 22-2 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 et du décret n° 2015-1437 du 5 novembre 2015 fixant la liste des pièces justificatives pouvant être demandées au candidat à la location et à sa caution. Nous verrons que ce n'est malheureusement pas le seul obstacle ni la seule interrogation. Afin d'assurer un schéma de fonctionnement homogène dans l'entreprise, il doit être mis en place un ensemble de procédures internes écrites. Une formation du personnel, élément indispensable au bon fonctionnement de la procédure interne, doit également être assurée.
Lorsque la mise en œuvre des mesures de vigilance précédemment énoncées fait émerger des soupçons de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme, les professionnels assujettis doivent déclarer ces soupçons au service de renseignement compétent, Tracfin. Plus précisément, lorsque le professionnel sait, soupçonne ou a de bonnes raisons de soupçonner que des sommes proviennent d'une infraction passible d'une peine d'emprisonnement supérieure à un an ou participent au financement du terrorisme, il doit alors adresser à Tracfin une déclaration de soupçons (DS), que nos amis canadiens dénomment « déclaration d'opérations douteuses ». Le déclarant devra garder l'information confidentielle sous peine d'une amende de 22 500 euros. Des mesures pratiques participant souvent du bon sens s'imposent. Par exemple, il conviendra de mettre en sécurité les DS et bien évidemment de ne pas la ranger dans le dossier client , qui lui reste accessible.
En cas de méconnaissance par un professionnel de l'immobilier de ses obligations de prévention, la commission nationale des sanctions peut prononcer une sanction administrative allant de l'avertissement au retrait de la carte professionnelle en passant par une sanction pécuniaire d'un montant maximal de 5 millions d'euros et l'interdiction temporaire d'exercice pour une durée au plus de 5 ans. La commission peut également décider de la publication des sanctions dans les journaux. À cela s'ajoutent les éventuelles sanctions pénales réprimant le concours du professionnel à une opération de blanchiment ou de financement du terrorisme.
Repérer une opération de blanchiment ou de financement du terrorisme
Une opération de blanchiment consiste à dissimuler la provenance de fonds acquis de manière illégale et les réinjecter dans l'économie officielle. Cette pratique se déroule fréquemment en trois phases : le prélavage qui consiste à placer les sommes dans le système financier, en passant le cas échéant par des organismes situés dans des paradis bancaires et fiscaux, le lavage c'est-à-dire l'empilement de transactions avec l'aide éventuelle de société-écran et d'homme de paille, puis le recyclage permettant l'intégration des fonds dans l'économie légale. Les schémas de financement d'entreprises terroristes procèdent le plus souvent de techniques analogues à celles utilisées par les criminels de droit commun. Les principales spécificités identifiables par le professionnel seront le profil de l'auteur de l'opération ou de son bénéficiaire, ainsi que la sensibilité de la zone de destination des fonds.
L'articulation entre la loi Hoguet du 2 janvier 1970 et les dispositions du Code monétaire et financier n'est pas encore aboutie, ne serait-ce que pour statuer de l'application ou non du dispositif LCB-FT à l'activité de syndic de copropriété, même s'il est vraisemblable, comme nous l'avons vu, qu'elle ne devrait plus y être assujettie. Les textes vont prochainement évoluer et une attention particulière se porte sur la transposition prochaine en droit interne, de la directive européenne 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018, cinquième directive concernant la lutte contre le blanchiment. À cet égard, il ne devrait être tenu compte que des opérations de location pour lesquelles « le loyer mensuel est d'un montant égal ou supérieur à 10 000 euros », c'est-à-dire en pratique, une majorité des locations résidentielles.
Dans l'attente d'une harmonie textuelle, de nombreuses autres questions demeurent. Sans exhaustivité, comme la gestion immobilière est exclue du dispositif LCB-FT, devons-nous considérer que le professionnel qui loue un bien et le gère n'est pas concerné, alors que le professionnel qui loue sans le gérer le serait ? Cette inégalité de traitement est incompréhensible et les textes manquent cruellement de cohérence, ce qui n'est pas rassurant, car de lourdes sanctions en cas de manquements sont encourues. La mise en œuvre pratique est complexe pour les renouvellements des baux, un renouvellement étant considéré comme un nouveau bail7 . L'expérience montre qu'il est complexe de disposer d'un KYC complet, sans vouloir évoquer la confrontation entre la nécessité d'interrompre une relation d'affaires et, en conséquence, n'exécuter aucune opération, avec le droit au renouvellement d'un bail. Par ailleurs, si comme nous avons pu le voir plus haut, l'application du dispositif LCB-FT s'applique aux professionnels loi Hoguet, devons-nous considérer que seuls ces derniers seraient concernés alors que le Code monétaire n'évoque pas les personnes soumises à la loi mais « les personnes exerçant lesdites activités » ? L'interrogation peut sembler spécieuse, mais si une interprétation extensive devait se faire, elle pourrait conduire à obliger tous ceux qui habituellement louent et vendent des biens immobiliers à devoir appliquer le dispositif sans exhaustivité. Les promoteurs, les foncières, les marchands de biens qui ne sont pas assujettis à la loi Hoguet seraient alors visés.
À l'aune de l'évaluation fin 2019 de la France par le groupe d'action financière (GAFI)8 , le ministère de l'Économie et des Finances n'a pas fait mystère9 du prochain renforcement des contrôles des professionnels de l'immobilier. Les risques encourus, qui vont de l'avertissement jusqu'à l'interdiction d'exercice en passant par la sanction pécuniaire, sans omettre le développement de la pratique du « name and shame »10 , devraient conduire à améliorer la participation des professionnels.
1 Ordonnance n° 2009-104 du 30 janvier 2009 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, ratifiée à l'article 140 de la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009.
2 Directive 2005/60/CE du Parlement européen et du conseil du 26 octobre 2005 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme.
3 V. Transposition de la 4e directive et extension des obligations de lutte anti-blanchiment dans le secteur immobilier M. Feferman et Y. Pelosi, AJDI 2017, p. 167.
4 Les syndics et la lutte contre le blanchiment de capitaux par Soazig Ledan-Cabarroque, IRC, n° 639, juin 2018.
5 Loi du 18 septembre 2017 relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces, Belgique.
6 Voir Risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme par les professionnels du secteur immobilier, M. Feferman et Y. Pelosi, AJDI 2010 p. 701.
7 Voir p. 6 des lignes directrices conjointes entre la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) et Tracfin du 6 novembre 2018.
8 Rapport attendu du Comité d'orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux (COLB).
9 Communiqué n° 473 du ministère de l'Économie et des Finances du 7 mai 2018 relatif à la « Remise du rapport d'activité de la Commission nationale des sanctions ».
10 « Nommer et couvrir de honte » voir Nouveau renforcement du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. M. Feferman et Y. Pelosi, AJDI 2018, p. 493.