A posteriori, le choix de l’architecte s’impose comme une évidence. Qui, mieux que Herzog & de Meuron, pouvait interpréter la partition à la fois locale et internationale demandée par la ville, à l’occasion du plus grand chantier de son histoire ? Consacrés par le prix Pritzkler et par le stade des jeux olympiques de Pékin, les voisins bâlois poursuivent à Colmar la recherche d’une synthèse ambitieuse entre mémoire et modernité, déjà exprimée à Londres dans la Tate Modern. A l’articulation douce entre les architectures médiévale, néobaroque et contemporaine, s’ajoute la sortie par le haut du bras de fer qui a longtemps opposé la ville, partisan d’une extension aérienne, et la direction des musées de France, qui défendait une option souterraine : la réponse de Herzog & de Meuron associe une galerie semi-enterrée et une aile nouvelle. L’idée d’une salle événementielle, dans les anciens bains, stimulera l’appropriation de l’équipement par les colmariens, dont beaucoup ont appris à nager sur ce site.
Le maître d’ouvrage a tiré parti d’une décennie de gestation : « Lors de la négociation du contrat de projets, il n’y avait pas d’autre dossier culturel prêt à démarrer », souligne Gilbert Meyer, maire de Colmar. La fréquentation vient en tête de ses préoccupations : comment ramener un minimum de 320 000 visiteurs par an, au lieu de 150 000 en 2010, dans le musée encyclopédique majeur de l’Alsace, depuis sa création en 1848 ?
Posture d’humilité
La clé de la réponse architecturale prend la forme humble d’une « petite maison », au centre de l’emprise et de la place Unterlinden. Entre le couvent médiéval qui abrite les collections anciennes d’une part, l’aile nouvelle et les anciens bains municipaux d’autre part, les architectes n’ont pas choisi son implantation au hasard : « Nous reprenons le volume d’un ancien bâtiment qui servait autrefois d’entrée aux dépendances du couvent », précise Christine Binswanger, chef de projet et Senior Partner de l’agence Herzog & De Meuron. Au-dessus du canal remis au jour, ce pavillon laissera entrevoir la galerie souterraine, pour mettre en appétit les passants.
Lauréate du concours d’architecture en octobre 2009, l’agence bâloise n’a pas attendu la notification des marchés, en mai 2012, pour mobiliser le meilleur du savoir-faire d’une poignée d’entreprises locales. Toutes se souviendront de la visite guidée au musée des Arts et traditions populaires de Bâle, au cours de laquelle Herzog & De Meuron a détaillé son savoir-faire et ses objectifs d’excellence. Le respect d’exigences sans précédent, avant et pendant les travaux, justifie la fierté de participer à une opération qui, pour la plupart des entreprises retenues, suscite le plus gros marché de l’année 2013.
Prototype à l’échelle 1
Sans certitude de remporter les appels d’offres, elles ont participé en 2011 à la réalisation d’un mur prototype de 11 m à l’échelle 1, pour permettre aux architectes de vérifier la faisabilité des concepts développés pour l’aile neuve. Des murs enveloppés de briques cassées, selon un calepinage précis, prolongent des recherches menées à Londres sur la matérialité de la façade ; des ouvertures rectangulaires à l’intérieur se transforment en baies ogivales à l’extérieur, pour harmoniser l’œuvre contemporaine avec le couvent gothique.
« L’agrafage des briques sur le mur en béton isolé par l’extérieur crée une occasion rare de marier le savoir-faire de nos équipes spécialisées respectivement en gros œuvre et en monuments historiques », s’enorgueillit David Croci, qui a piloté cette phase préparatoire comme chef du département monuments historiques de l’entreprise Scherberich. Egalement colmarien, le couvreur Schoenenberger salue l’écoute des architectes suisses, qui ont retenu ses propositions pour dissimuler les chenaux, à la jonction invisible entre la toiture le bardage en cuivre : « Jamais nous n’avions eu l’occasion d’appliquer une esthétique contemporaine à ce matériau noble et ancien, sur une telle surface », s’enthousiasme le directeur technique Claude Schoenenberger. La créativité de l’entreprise s’est également appliquée à la sécurité, avec la conception de garde-corps amovibles au fur et à mesure de la progression du chantier.
Egalement associé au prototype, le plâtrier WereyStenger identifie son morceau de bravoure dans l’escalier hélicoïdal de trois niveaux qui donnera accès à la mezzanine des anciens bains municipaux. La vérification de la résistance des plaques de staff à la perforation acoustique pousse la PME alsacienne dans ses retranchements, mais sans la désarçonner : « La rigueur de l’architecte et ses exigences de validation en amont nous vont bien : cela correspond aux habitudes de l’entreprise », soutient Christophe Missenard, conducteur de travaux. « La tradition d’un artisanat de qualité, commune à l’ensemble de l’espace rhénan, s’ajoute à la volonté générale des entreprises d’aller au-delà de leurs limites habituelles, d’ajouter une dimension artistique au simple respect des normes », se réjouit l’architecte Christiane Binswanger.
Passage étroit
L’harmonie du résultat final contraste avec la vision du chantier au premier trimestre 2013. L’espace contraint conduit à des impacts sur les bâtiments environnants : la sortie de secours du cinéma voisin emprunte les locaux techniques municipaux implantés dans une ancienne laiterie. A 8 m sous le niveau du sol, les fondations de l’aile neuve s’organisent autour d’un radier. Selon la méthode dite de la paroi parisienne, Botte Fondations (Vinci) cale les pieux sur une poutre de couronnement, proche de la surface, tout en surveillant les éventuels mouvements de terrain à l’aide d’un réseau de cibles témoins. Sur la place Unterlinden où s’est implantée la base vie, il faut encore de l’imagination pour percevoir les délicats rattrapages de niveau qui concilieront l’accessibilité des personnes handicapées et la visibilité de l’office du tou-risme, sur la façade des anciens bains.
À l’intérieur de ces derniers, les planchers s’adaptent à des charges qui, dans la salle événementielle, atteindront jusqu’à 620 kg/m2,
grâce à des renforcements de béton et de métal, voire à des reconstructions complètes, quand les ravages du chlore se révèlent irrémédiables. Autre chantier sur bâtiment existant, la restauration du couvent médiéval n’a commencé qu’au début de l’année, autour de la future entrée du musée. « A gauche de cette dernière se situe le point névralgique de toute l’opération, qui conditionne à la fois la galerie souterraine, les aménagements extérieurs et la restauration du couvent », résume Antoine Rinaldi, titulaire de la mission d’ordonnancement, pilotage et coordination pour le compte de Realbati. Après 2014, les visiteurs choisiront, à partir de ce sas, de s’orienter vers les salles historiques ou contemporaines.
À cette échéance, la restitution du couvent médiéval gardera un goût d’inachevé : en interdisant le déménagement provisoire du retable d’Issenheim pendant la durée du chantier, le ministère de la Culture aura contraint la maîtrise d’œuvre à abandonner l’idée d’aménager un écrin contemporain associant des fonctions esthétiques et de régulation thermique à la hauteur du statut du chef-d’œuvre mondial. D’autres étapes de restauration se profilent pour les décennies à venir, mais le musée Unterlinden n’en aura pas moins acquis sa physionomie du XXIème siècle.