La guerre en Ukraine a renforcé un peu plus l'intime conviction d'Emmanuel Macron : il faut accélérer et sécuriser le développement du nucléaire national, pas uniquement pour protéger la France, mais l'Europe tout entière. En novembre dernier, le président de la République avait déjà annoncé la construction de nouveaux réacteurs, « pour la première fois depuis des décennies ». Le 10 février, à Belfort, il a apporté les précisions attendues par l'industrie nucléaire : il s'agira de six réacteurs EPR 2, une version optimisée des réacteurs européens. Les deux premiers doivent être mis en service en 2035. En outre, la construction de huit EPR 2 supplémentaires est mise à l'étude.
Porté par une opinion publique effrayée par le retour de l'inflation, conséquence des hostilités lancées par les Russes en Ukraine, Emmanuel Macron a encore martelé sa position le 2 mars dernier, lors d'une allocution télévisée : « Nous devrons promouvoir un nouveau modèle économique fondé sur l'indépendance et le progrès. Nous ne pouvons plus dépendre des autres et notamment du gaz russe. Voilà pourquoi, après avoir décidé pour la France le développement des énergies renouvelables et la construction de nouveaux réacteurs nucléaires, je défendrai une stratégie d'indépendance énergétique européenne. » Aucune ambiguïté dans le discours du chef de l'Etat. Même s'il estime nécessaire de développer aussi rapidement que possible les énergies renouvelables, le candidat à sa propre succession tient à ce que la France renouvelle son parc. Or les 56 réacteurs installés sur le territoire sont vieillissants, la plupart d'entre eux auront dépassé les cinquante ans d'existence après 2030. Il faudra les arrêter au cours de la décennie qui suivra. Dans l'idéal, ils seront progressivement remplacés par les nouveaux réacteurs à partir de 2035. Mais c'est là que le bât blesse.
Précédent fâcheux. L'industrie sera-t-elle à la hauteur du défi ? Car le réacteur de Flamanville (Manche), qui devait être la vitrine et le futur du nucléaire hexagonal, constitue un précédent fâcheux. Mis en chantier en 2007, il aurait dû entrer en fonction en 2012. Finalement, ce sera douze ans plus tard, en 2024… Selon un rapport de la Cour des comptes publié en juillet 2020, 4 500 modifications ont dû être apportées aux plans initiaux… Les coûts, eux, ont dérapé hors de tout contrôle, le budget passant de 4 à 12,7 Mds €. Et ce sans compter les frais financiers et de mise en service. Comment dès lors faire confiance à une filière capable d'un tel désastre ? « Attention, Flamanville est une tête de série, et a donc essuyé les plâtres : cela faisait plusieurs années qu'aucun réacteur nucléaire n'avait été construit en France, nuance Emmanuel Fages, consultant chez Roland Berger. EDF, Framatome et les sous- traitants ont énormément appris avec ce chantier, il y a eu beaucoup de retours d'expérience désormais assimilés par la filière. »
EDF travaille depuis des années pour éviter toute nouvelle déconfiture, notamment à travers le programme Excell. Ainsi, les cahiers des charges ont ainsi été simplifiés, les catalogues rationalisés. En quelques années, l'entreprise est, par exemple, passée de 13 300 références de robinets à 1 200 aujourd'hui, avec l'objectif d'arriver à 300. Elle a également lancé l'ambition collective « Bon du premier coup », que ce soit pour ses propres salariés ou ses fournisseurs : 95 % des non- conformités de fabrication doivent désormais être corrigées en moins de trois mois. « Que ce soit EDF avec l'ingénierie ou Bouygues pour le génie civil, les compétences techniques ont été de nouveau acquises, assure une source industrielle. Nous sommes tous conscients que le sujet du savoir-faire, garant de notre souveraineté, mais aussi de notre crédibilité à l'international, est essentiel. » Bouygues Construction, qui, outre Flamanville, construit également un EPR à Hinkley Point (Royaume-Uni) et un autre à Olkiluoto (Finlande), a pu au cours des années former des équipes efficaces, avec des procédures standardisées.
Le problème n'est plus d'acquérir des savoir-faire perdus, mais d'accroître le nombre de personnes compétentes.
Le problème n'est plus d'acquérir des compétences perdues, mais d'accroître le nombre de personnes compétentes. Les écoles d'ingénieurs - Ecole des Ponts ParisTech, ESTP, Insa… - forment leurs étudiants au génie nucléaire. Et EDF a lancé son université des métiers du nucléaire en avril 2021, la première promotion devant être accueillie en septembre 2022. Mais comment faire face simultanément au « grand carénage » - le programme de rénovation et de modernisation décennal des centrales - et à la préparation des six premiers EPR 2, alors que l'on manque de tout, depuis les chefs de projet jusqu'aux soudeurs spécialisés ? « Heureusement, ces EPR nouveaux modèles seront construits en série et bénéficieront du retour d'expérience des premiers EPR, ce qui permettra d'optimiser les études, affirme François Lauprêtre, directeur de l'activité Energie d'Ingérop. Pour de grands projets de ce type, nous savons aussi trouver des compétences à l'international. Je ne suis pas inquiet. »
Inquiétude pour la réalisation. En réalité, c'est bien pour la réalisation que toute la branche s'inquiète : entre la liaison Lyon-Turin et le projet Cigéo de stockage des déchets nucléaires à Bure (Meuse), le BTP sera très sollicité. « EDF devra certainement répartir la charge entre plusieurs grands constructeurs, reprend François Lauprêtre, et faire entrer de nouveaux acteurs dans la filière. » Eiffage est déjà sur les rangs. « Diversifier les sources d'énergie de la France, à travers notamment le nucléaire, est un enjeu majeur mais aussi un challenge pour le secteur du BTP, confirme Guillaume Sauvé, président d'Eiffage Génie Civil. Comme sur d'autres grands projets complexes, tels que le Grand Paris Express, la LGV Bretagne-Pays de Loire ou les diesels d'ultime secours - déployés suite à la catastrophe de Fukushima (Japon) -, nous sommes en capacité de répondre à la montée en charge de l'activité. Notre organisation compacte, la complémentarité de nos métiers et notre expérience continue depuis cinquante ans dans le nucléaire, nous rendent efficients sur les projets d'envergure de ce type. »
EDF devra également être réaliste sur la question des délais et avancer aussi vite et efficacement que possible : l'énergéticien promet qu'un premier EPR 2 peut être mis en service dès 2035. Mais Bercy, dans un document interne publié par la revue « Contexte » à l'automne dernier, table plus prudemment, sur 2040. « S'il y a des modifications demandées par l'Autorité de sûreté nucléaire, s'il y a des incidents de n'importe quel ordre, alors il ne faudra pas compter sur ces EPR avant 2050 ! », affirme Antoine de Ravignan, rédacteur en chef adjoint d'« Alternatives Economiques » et auteur de « Nucléaire, stop ou encore ? » ( éditions Les Petits Matins, mars 2022).
Procédures d'achat sur le génie civil en cours. Pour tenir les délais coûte que coûte et couler le premier m3 de béton en 2027 ou 2028 comme prévu, il faut lancer sans attendre les procédures administratives. La consultation publique aura lieu à l'automne prochain, après les élections présidentielle et législatives. EDF devra ensuite attendre l'aval de l'Autorité environnementale avant de lancer officiellement les appels d'offres. Mais un énorme effort a déjà été réalisé sur la planification du projet : « Nous entrons dans une phase où nous allons accélérer sur les études détaillées, a assuré Gabriel Oblin, directeur du projet EPR 2 chez EDF, devant la Société française d'énergie nucléaire (SFEN) lors d'un webinaire le 26 janvier dernier. Nous lançons beaucoup de procédures d'achat, notamment sur le génie civil et le groupe turbo- alternateur ; nous avons négocié des contrats pour donner de la visibilité à la filière et garantir la disponibilité des études au premier béton. Certaines fabrications ont déjà été lancées, en particulier celle des éléments forgés dans les usines de Framatome, au Creusot (Saône-et-Loire), pour pérenniser les compétences. Et nous préparons l'ouverture du premier chantier, à Penly (Seine-Maritime). Le site devrait ouvrir en 2023. » Ne pas perdre de temps est devenu une priorité.
Dans le cadre de France 2030, le gouvernement mobilise 2 Mds € pour accompagner la filière nucléaire. Insuffisant pour résoudre la question du financement. Emmanuel Macron a parlé d'un coût d'une « cinquantaine de milliards d'euros ». Et encore… cela ne couvre pas tous les frais, en particulier ceux liés au financement. « EDF ne peut pas tout prendre en charge, c'est impossible, tranche Ludovic Dupin, directeur de l'information de la SFEN, rappelant que la dette du leader de l'énergie s'élève à 43 Mds €. En Finlande, ce sont les industriels qui ont financé le réacteur. En échange, ils paieront leur électricité à prix coûtant. Quelle que soit la solution trouvée, l'Etat devra être présent activement, pour couvrir les risques et limiter le coût du capital de manière à limiter le coût du kWh ensuite. » Si l'on veut conserver à l'avenir notre niveau de confort actuel, la question mérite d'être éclaircie avant de se lancer dans l'aventure.
« Raccourcir les délais administratifs dans les enceintes où il existe déjà des réacteurs », Bernard Accoyer
Aujourd'hui, l'approvisionnement en électricité n'est plus aussi sûr en raison d'une négligence : celle de ménager des capacités de production quand il y a des aléas techniques. Par ailleurs, les prix de l'électricité posent désormais un problème social, économique, qu'il devient pressant de résoudre. Il y a donc urgence. Or depuis un décret de 2016, l'avis de l'Autorité environnementale est indispensable pour lancer les chantiers. Cela correspond à une perte de temps de deux années. Je suis d'avis d'imaginer, face à des circonstances d'accès à l'énergie devenues dangereuses et précaires, de recourir à des aménagements de droit pour raccourcir les délais administratifs, en particulier pour des EPR qui seront construits dans des enceintes où il existe déjà des réacteurs, comme à Penly, en Seine-Maritime.
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« Nous sommes prêts à accompagner la filière pour les EPR 2 », Carolle Foissaud, directrice générale Spécialités Equans France
Equans peut-il participer à la construction des six, voire quatorze EPR 2 annoncés par Emmanuel Macron ?
Je suis très enthousiaste face aux perspectives qu'ont le nucléaire et notre filière. J'ai confiance dans nos capacités et nos ressources humaines. Nous disposons désormais de la visibilité nécessaire et pouvons anticiper. Depuis quelques années, nous avons mis en place un « workforce planning », soit une recherche de l'adéquation entre les besoins de nos clients et les capacités de nos entreprises : nous étudions les contrats qui peuvent se concrétiser et calculons au plus précis sa traduction en nombre de cadres (études, chargés d'affaires…), jusqu'aux ouvriers, comme les monteurs-électriciens…
Cette préparation nous a permis d'être présents sur les projets de Flamanville (Manche) et Hinkley Point (Royaume-Uni) et à y tenir notre place.
Disposez-vous des ressources humaines nécessaires pour ces futurs EPR 2 ?
Le socle existe, pas en quantité suffisante à ce jour, mais nous les formons ! Parmi nos filiales, Axima a mis en place l'Ecole de ventilation nucléaire et Ecia a son Groupe Ecia Academy.
En 2021, Ineo a créé l'Académie de formation des électriciens du nucléaire, qui formera 60 monteurs par an, que nous essaierons de garder ensuite chez nous. En cinq ans, sans école de formation interne, Ineo est passé de 500 à 1 000 salariés spécialisés.
Avec la création de cette structure, j'ai d'autant plus confiance dans notre capacité à disposer des effectifs suffisants. Par ailleurs, pour dégager des ressources et du temps, il n'y a rien de mieux que l'excellence opérationnelle et la performance.
Le « bon du premier coup » est une priorité quand il faut tenir des délais.
Cette décennie s'annonce difficile entre la fin de parcours des centrales existantes et les nouvelles, en chantier, dont la programmation a été tardive. Comment ne pas déraper comme à Flamanville ?
Six réacteurs au minimum annoncés, cela permet de créer un effet de série.
Toute la filière devrait aller beaucoup plus vite, tout en garantissant de respecter les standards de sûreté, qui sont la top priorité du secteur. Quand je signe un contrat, je m'engage et j'aime avoir la certitude de pouvoir tenir ma promesse. Et là, j’ai la conviction que nous avons la bonne démarche pour être prêts à accompagner l’ensemble de la filière nucléaire pour les EPR2.
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