Langue française sur les chantiers : avec l’amendement Molière, le débat devient national

Des ouvriers qui parlent français ou la présence d’un interprète : c’est ce qu’un amendement à la loi El-Khomri veut imposer. Une mesure adoptée au niveau local par plusieurs collectivités, mais qui fait largement débat.

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Molière

En quelques mois, l’initiative de Vincent You, adjoint au maire LR d’Angoulême, a rencontré un succès inattendu. Cet élu entend imposer sur les chantiers dont la collectivité est maître d'ouvrage soit la langue française, soit la présence d’un interprète agréé auprès des tribunaux. Une disposition officiellement glissée dans les marchés publics au nom de la sécurité des travailleurs, mais destinée avant tout à renchérir le coût du travail détaché, qui représente une concurrence féroce et souvent déloyale pour les entreprises du BTP de la région.

Voilà que d’une disposition locale, son idée se retrouve propulsée au rang de débat national, puisqu’un amendement dit « Molière » sera discuté lors de l’examen du projet de loi El-Khomri. Une trentaine de députés (1) entendent réécrire l’article 45 du texte, qui prévoit qu’en cas de péril imminent, l’inspecteur du travail soit accompagné d’un interprète agréé pour se faire comprendre. « Il me semble qu’on peut aller beaucoup plus loin, explique Vincent You, et c’est le sens de l’amendement Molière. » Ce dernier est ainsi rédigé : « Au titre de la protection des salariés, le donneur d’ordre ou le maître d’ouvrage qui contracte avec un prestataire de services détachant des salariés doit vérifier que ceux-ci parlent et comprennent le français. Dans le cas contraire le prestataire s’attache les services d’un interprète permettant aux salariés d’avoir une pleine compréhension des règles de sécurité du chantier. »

Pays de la Loire et Hauts-de-France

Entre temps, plusieurs collectivités se sont approprié son initiative. Ainsi, parmi ses premiers soutiens, Roch Brancour. Cet élu LR préside le bailleur social Angers Loire Habitat. Il est aussi adjoint au maire d’Angers et vice-président du Conseil régional des Pays de la Loire. « Cette mesure simple rétablit l’égalité des conditions de travail entre les travailleurs », estime celui qui a fait adopter une résolution en ce sens au sein de l’office HLM qu’il préside, mais aussi à la région Pays de la Loire, présidée par Bruno Retailleau. « Nous entendons imposer au titulaire du marché public de mettre en place les dispositions pour que tout le monde comprenne les consignes de sécurité », explique cet élu.

Même son de cloche au Conseil régional Hauts-de-France, qui a récemment adopté une résolution similaire. « Nous souhaitons renchérir les coûts du travail détaché, légal ou non, en imposant le recours à un ou plusieurs interprètes agréés », explique-t-on dans l’entourage de Xavier Bertrand, qui ne se cache d’ailleurs pas de s’être directement inspiré de l’initiative de Vincent You. Plusieurs autres collectivités de droite (conseils départementaux du Nord et de la Charente et une dizaine de maires) se sont déclarées intéressées par cette mesure.

« Xénophobie à la mode »

Elle est pourtant loin de faire l’unanimité. « C’est une mesure habile pour surenchérir le coût du travail détaché, puisqu’on n’arrive pas à endiguer le détachement d’intérimaires », reconnaît le député PS de Gironde Gilles Savary, auteur d’un rapport parlementaire sur le sujet. « Mais elle est juridiquement fragile et politiquement contestable, puisqu’elle nous expose à un risque de rétorsion à l’étranger, pour les travailleurs français détachés qui dialoguent en anglais avec leurs partenaires polonais ou bulgares. Et elle vise aussi les travailleurs établis en France mais ne maîtrisant pas notre langue ! Je connais à Bordeaux des Espagnols qui travaillent sur les chantiers sans parler français, mais qui paient toutes leurs charges chez nous. Leur faudra-t-il un interprète ? », s’interroge le député, qui rappelle que la législation française, l’une des plus complètes en Europe sur ce sujet, prévoit déjà la désignation d’un référent francophone pour chaque flux de travailleur détaché afin de dialoguer avec l’administration. Et n’hésite pas à voir dans cette proposition un parfum de « xénophobie, à la mode. »

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Mêmes réserves de la part de Patrick Guillemoteau, conseiller régional d’Aquitaine-Poitou-Charente-Limousin et président de la commission d’appel d’offres du Conseil régional. « C’est choquant sur le plan moral, estime cet élu. Les travailleurs détachés ne sont pas illégaux ! L’arrière-pensée de cette disposition, c’est de privilégier les entreprises nationales, voire régionales ou locales, ce que le Code des marchés publics interdit formellement. C’est discriminant et cela nie toutes nos valeurs. Il y a d’autres moyens pour lutter contre le travail détaché illégal », rappelle Patrick Guillemoteau, pour qui l’illégalité de la mesure ne fait pas de doute.

De leur côté, les élus portant cette démarche se montrent sereins sur les questions de légalité. Ils parient notamment sur le fait que personne n’osera attaquer la disposition. Reste à savoir ce que les Préfets dans le cadre du contrôle de légalité et les entreprises évincées des appels d’offres intégrant cette clause feront lorsque les premiers marchés intégrant « l’amendement Molière » auront été passés. Le débat n’est pas achevé.

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