De gigantesques réservoirs chromés plantés à l'orée d'une forêt, au bord d'un fjord. C'est l'image « bucolico-futuriste » qu'offre au visiteur l'installation de captage et de stockage (CCS) de CO2 d'Heidelberg Materials sur son site de Brevik, en Norvège. A 1 620 km au nord de Paris, 200 km et deux heures et demie de route au sud d'Oslo, cette cimenterie, dont la production s'élève à 1,2 Mt par an, a été choisie par le géant allemand pour tester les techniques les plus avancées de décarbonation : utilisation de biomasse, combustible solide de récupération (CSR), substituts au clinker, et, donc le CCS. L'objectif : « effacer » chaque année 400 000 t des émissions fatales du site, qui représentent deux tiers des dégagements liés au processus cimentier. Une première mondiale à l'échelle industrielle.
On avait prévenu le groupe de journalistes venus du Royaume-Uni, de Belgique, d'Allemagne, de Roumanie et de France invités le 10 juillet 2024 à le visiter : « Le site est magnifique sous le soleil ! » Las, c'est sous un ciel plombé, et entre deux averses que l'on découvre les massives structures en béton de la cimenterie.
Mouettes et tas de charbon. Au milieu d'elles, une haute 100 m - et longiligne - malgré ses 230 t - tour métallique, « l'absorbeur ». Son rôle : récupérer les fumées préalablement nettoyées afin d'en extraire le CO2 grâce à un traitement aux amines. Celui-ci est ensuite, grâce à un échange de chaleur effectué dans un « désabsorbeur », séparé des amines, puis refroidi à - 26 °C, liquéfié, comprimé (16 bars) et stocké dans les six réservoirs d'environ 25 m de haut et d'une capacité de 5 000 m3 , l'équivalent de quatre jours d'émissions de l'usine, qui détonnent dans le paysage gris du béton de l'usine. Pour les atteindre, il faut slalomer, accompagné par les mouettes, entre les blocs de calcaire et des piles de charbon, qui constitue encore 20 % du combustible, les 80 % restant étant composés de biomasse, de farines animales et de CSR.
Pesant 200 t chacun, ces réservoirs ont nécessité, comme pour l'absorbeur, l'usage d'une grue de 650 t pour leur levage.
Leur présence a demandé aux employés du site un temps d'adaptation. « Les cimentiers ne sont pas habitués à gérer des tuyaux et des valves, à assurer la maintenance de réservoirs géants en acier. Tout cela demande de la formation », confirme Anders Petersen, responsable CCS du site. Ainsi, Heidelberg a recruté 15 opérateurs « chasseurs de CO2 » qui se sont entraînés pendant des mois sur simulateur et grâce à un jumeau numérique du site.
Du sommet de ces réservoirs, que l'on atteint par un escalier métallique dont l'ascension dans l'atmosphère humide et venteuse semble interminable, on aperçoit, toutes proches, les maisons blanches aux toits rouges de la ville de Brevik et les bateaux de plaisance qui s'agitent. Bien que l'usine soit implantée là depuis cent ans, les riverains ont exprimé des inquiétudes quant aux procédés - notamment la nocivité des produits chimiques utilisés pour le captage -, et Heidelberg Materials les a accompagnés toutes ces années pour y répondre, participant à plusieurs réunions du conseil municipal et d'associations locales. Dans un film réalisé sur la construction de l'installation de CCS, l'industriel explique avoir été jusqu'à tester dans un gigantesque hangar en Espagne, la réaction de l'atmosphère à d'éventuelles fuites.
« La moins mauvaise des solutions ». Le gaz stocké sur place ne le sera de toute façon que temporairement. Dès la mise en route du projet Northern Lights (lire ci-dessous) , il sera transféré sur un gigantesque bateau - l'infrastructure portuaire du fjord qui jouxte l'usine se devine derrière des piles de containers - puis transporté jusqu'au terminal d'Øygarden, à l'extrémité ouest du pays pour être injecté, via un pipeline situé sous le fond marin de la mer du Nord à 110 km de la côte et à 2 600 m de profondeur. Une chaîne logistique que même l'activiste écologiste norvégien Frederic Hauge, fondateur de l'ONG Bellona qui a longtemps lutté contre la pollution industrielle, invité par Heidelberg Materials en même temps que la presse, applaudit : « C'est la moins mauvaise des solutions et nous n'avons de toute façon plus le choix ni le temps. » Dix-neuf ans après les premières études sur le CCS, onze ans après les premiers tests et après trois ans de travaux de construction, au bout de 900 000 heures de travail cumulées, le tout financé à 80 % par le gouvernement norvégien - Heidelberg Materials a investi 350 M€ - l'infrastructure est prête à entrer en action fin 2024. A terme, 195 employés, dont 29 dédiés au CCS, seront chargés de la faire tourner. Elle accompagnera la montée en puissance de la nouvelle marque d'Heidelberg Materials, evoZero, qui promet à ses clients européens « le premier ciment au monde dont le bilan carbone net est égal à zéro par séquestration de carbone ».
Heidelberg Materials, qui ne pourra capter que la moitié des émissions de son site de Brevik par manque d'énergie disponible pour les différentes opérations, compte investir 1,5 Md € d'ici 2030 pour développer le CCS sur ses sites à l'échelle mondiale et réduire, grâce au captage, ses émissions de 10 Mt. On pourra alors voyager moins loin pour découvrir le CCS sur un site de l'industriel. A Airvault, dans les Deux-Sèvres, à environ 350 km de Paris, les premières tonnes devraient être capturées à partir de 2030 avec un objectif final de 1 Mt.
