Quand l'eau commence à manquer, chaque goutte compte. La France, qui connaît désormais des épisodes de sécheresse réguliers et intenses, se rend compte qu'elle doit fermer les vannes. Dans le cadre du « plan d'action pour une gestion résiliente et concertée de l'eau » annoncé le 30 mars, un objectif a été fixé : réaliser 10 % d'économies d'ici à 2030 par rapport au prélèvement moyen annuel de 32,8 milliards de m3 . « Trois milliards de m3 devront être économisés, c'est l'équivalent de ce que les particuliers prélèvent, calcule Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique. L'ensemble des filières seront concernées et devront établir un plan sectoriel. Enfin, nous accompagnerons 50 sites industriels. » La chasse au gaspi passe par 53 mesures. Le gouvernement prévoit notamment un plan de résorption des fuites, un meilleur pilotage de la ressource prélevée, la prévention des pollutions, un soutien renforcé aux opérations de restauration du grand cycle de l'eau… Ces dispositions devraient s'appliquer rapidement, « puisque les trois quarts [d'entre elles] ne nécessitent pas de validation du législateur », poursuit l'ancien maire d'Angers.
Côté finances, l'effort est bien là puisque les agences de l'eau voient leur budget annuel augmenter de 500 M€, grâce à « la suppression du plafond mordant des dépenses dès 2025 », indique le ministre. En d'autres termes, Bercy arrêtera de ponctionner les recettes des agences de l'eau.

Les eaux pluviales oubliées. Pourtant, malgré les applaudissements nourris de Syntec Ingénierie, de nombreux élus et entrepreneurs restent sur leur faim. « Alors que nos nappes ne se rechargent pas, la plupart de mes homologues ne se sentent pas concernés », déplore Alain Bézirard, vice-président de la métropole européenne de Lille chargé de l'eau et de l'assainissement. A rebours de son image de département pluvieux, le Nord souffre en effet de sa situation à l'aval d'un bassin hydrographique dépourvu de montagne, sur un sol malmené par l'exploitation minière. Et le plan de l'Etat n'encourage guère à la mobilisation des élus sur la gestion des eaux pluviales.
« Nulle part, dans son discours, le président n'a trouvé une place pour rappeler la nécessité de freiner les écoulements vers la mer. Aucune des 53 mesures ne mentionne le pluvial, en dehors des dispositifs de récupération/réutilisation pour les habitations », regrette Jean-Jacques Hérin, président de l'Association pour le développement opérationnel et la promotion des techniques alternatives en matière d'eaux pluviales (Adopta) et ancien directeur de l'aménagement des réseaux à la communauté d'agglomération du Douaisis (Nord). La pression sur les collectivités locales pourrait se renforcer dans les mois à venir, sous l'effet de la révision en cours de la directive eaux résiduaires urbaines : selon le texte en discussion, un plan de gestion des eaux pluviales s'imposerait à toute agglomération de plus de 10 000 équivalent-habitants.
« Revenir à un taux de rendement de 90 % ». Concernant les fuites, « nous devons revenir à un taux de rendement de 90 % [au lieu de 80 % actuellement, NDLR], a posé Christophe Béchu lors de l'annonce du plan eau. Et nous mettrons toute notre attention sur les “points noirs”, c'est-à-dire les 170 communes où le réseau fuit à plus de 50 %. Dans le lot, beaucoup sont des communes isolées. » Pour remplacer les canalisations, le gouvernement propose une enveloppe de 180 M€ par an, directement financée par les agences de l'eau.
Si Christophe Ruas, vice-président des Canalisateurs, estime que la mesure va dans le bon sens, le compte n'y est pas pour autant : « On est loin de l'estimation de 2 Mds € d'investissement par an que nous avions faite… Nous sommes conscients qu'il n'est pas possible de mettre cette somme sur la table du jour au lendemain, mais cela sera à terme indispensable. Le réseau atteindra bientôt une moyenne d'âge de cinquante ans, avec un taux de renouvellement de 0,5 % par an. Malgré des matériaux plus résistants, il est possible que l'on se retrouve face à un mur d'investissements si rien n'est fait. » Le représentant des entreprises de TP spécialisées propose, entre autres solutions, d'augmenter le tarif de l'eau. « Une hausse de 30 ou 40 centimes du mètre cube d'eau peut faire exploser le ratio d'investissement dans la rénovation des canalisations », juge-t-il. Sur ce point, le gouvernement a annoncé lancer une concertation sur une tarification progressive en fonction de la quantité consommée.
La résorption des fuites passera donc par la capacité des collectivités locales à compléter par la dette le financement des interventions sur les réseaux. « Avec le budget des agences de l'eau, on a globalement un effet de levier, de 1 à 10 », évalue Christophe Béchu. On considère ainsi que les dépenses annuelles de l'eau atteignent un peu moins de 20 Mds €, générées par les presque 2,3 Mds € du budget des agences de l'eau. Cette estimation laisse prévoir la transformation des 500 M€ rendus à ces dernières en 5 Mds € d'investissements. Pour porter cette somme à 6 Mds €, conformément aux objectifs du plan, la Caisse des dépôts propose des prêts à taux fixes entre vingt-cinq et quarante ans et surtout, des « aqua-prêts » remboursables en soixante ans, avec un taux calé sur le Livret A (+ 0,4 %).
L'intercommunalité de l'eau patauge. « Face au défi climatique, les communes isolées n'ont plus le choix. Elles doivent se regrouper pour pouvoir financer les travaux », lance un conseiller ministériel en marge de la conférence de presse. Cette fermeté apparente ne met pas fin aux doutes entretenus par le discours présidentiel du 30 mars, à propos du transfert des compétences eau potable et assainissement aux communautés de communes, obligatoire à compter de 2026. « Il faut consolider l'inter communalité partout où c'est possible », a plaidé Emmanuel Macron à propos des communes isolées, qui pourront « parfois » conserver la gestion de l'eau. Or, début 2023, seules 56 % des intercommunalités avaient passé le cap dans l'assainissement, et 48 % dans l'eau potable. Au regard des « plus de 1 000 communes qui ont subi des ruptures d'approvisionnement sur une partie ou la totalité de leur territoire l'été dernier - selon la mission d'inspection générale qui les a recensées -, la gestion solitaire fait partie des facteurs aggravants », rappelle Jean Launay, président du Comité national de l'eau.
Comment alors faire accepter aux maires le transfert ? « Cela passe par une incarnation. L'élu qui en a la charge doit savoir expliquer la prise de compétence comme une opportunité qui permet un nivellement par le haut », plaide Régis Banquet, président de Carcassonne Agglo (Aude), qui regroupe 83 communes et 114 000 habitants. Sur son territoire, la guerre de l'eau mettait en scène deux villages voisins de 1 000 et 2 000 habitants. L'un possède une source, l'autre tire la langue. L'histoire s'est résolue par 20 m de tuyaux, après des décennies d'escarmouches. Les départements aussi peuvent jouer un précieux rôle d'aide à la structuration des maîtrises d'ouvrage, surtout pour l'alimentation en eau potable. « Ils peuvent faciliter l'élaboration et l'animation de schémas directeurs, mettre toutes les parties prenantes autour de la table sur les sujets importants comme les ruptures d'approvisionnement », poursuit Jean Launay.
Carences réglementaires sur les eaux grises. « Si le stockage des eaux pluviales est devenu une pratique courante, ce n'est pas le cas pour la réutilisation des eaux grises [celles issues des lavabos et des douches, NDLR] », indique Hassan Laoutak, chef de service plomberie et fluides médicaux chez Ingérop. Le plan eau vise justement à augmenter la valorisation des eaux non conventionnelles (eaux usées traitées, grises, de pluie…) et vise le développement de 1 000 projets de réutilisation sur le territoire d'ici à 2027. Sur ce total, « 80 sont en cours d'étude, a annoncé Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée auprès du ministre de la Santé et de la Prévention. Nous allons envoyer une consigne forte aux agences régionales de santé (ARS) pour être accompagnantes des collectivités locales. » Sans attendre le plan présidentiel, l'agence de l'eau Adour-Garonne a sélectionné 28 projets pilotes Reuse - pour « réutilisation des eaux usées » - en 2022, avec le soutien de l'Etat et des régions Occitanie et Nouvelle-Aquitaine. Cette année, les subventions aux nouveaux dossiers sortent du régime des appels à projets, pour rentrer dans le droit commun des aides. Et d'ici à la fin de l'année, le gouvernement promet la publication de textes - décrets ou arrêtés - rendant possible la réutilisation des eaux grises pour l'arrosage et les chasses d'eau.
« Nous travaillerons également avec les professionnels de la construction pour trouver des solutions dans les programmes neufs, et imaginer un déploiement de ces techniques dans les réhabilitations lourdes », a complété Christophe Béchu. Une démarche bienvenue selon Virginie Degien-Hassenfratz, directrice d'affaires plomberie chez Ingérop. Car aujourd'hui, précise-t-elle, « la réglementation ne l'autorise pas à quelques exceptions près. Cette carence oblige les prescripteurs à faire valider leurs projets par les ARS, puis par la préfecture. Les maîtres d'ouvrage qui s'engagent dans une démarche de ce type prennent donc le risque de ne pas la voir aboutir. » Pour autant, les solutions techniques existent. Ingérop travaille par exemple avec deux industriels spécialisés dans la récupération des eaux pluviales pour alimenter les chasses d'eau ou arroser les espaces verts. Les installations font transiter l'eau par des cuves où les bactéries présentes la « nettoient » avant qu'un système d'ultrafiltration ne la rende « quasiment potable », assure Hassan Laoutak. Il est aussi possible d'ajouter un filtre à membranes ou à UV ou encore un traitement final au chlore. Les industriels ont également développé des systèmes de trop-plein afin d'éviter tout mélange entre l'eau potable et l'eau retraitée.
L'exception agricole maintenue. Au-delà de ses avancées et de ses faiblesses, le plan gouvernemental entérine l'exception agricole au principe « pollueur payeur », qui fonde pourtant la politique française de l'eau depuis la création des agences de bassin par Charles de Gaulle, en 1964. L'absence des plus grands consommateurs dans le financement paritaire explique l'amertume du président du comité de bassin Artois-Picardie : « Tous les efforts pour associer les agriculteurs se sont heurtés à une levée de boucliers, et nous en payons l'addition, avec seulement 22 % des masses d'eau en bon état dans notre bassin », soupire André Flajolet. Cette impasse ouvre la perspective de prochains conflits autour des méga-bassines et des intrants chimiques qui affectent la quantité et la qualité d'une ressource que la loi sur l'eau de 1992 définit comme faisant « partie du patrimoine commun de la nation ». Les 4,1 Mds de m3 consommés par an, c'est-à-dire non restitués au milieu naturel, font partie des 32,8 Mds de m3 prélevés.
« Le pire a été évité en 2022 »
« L'année 2022 et le début 2023, particulièrement secs, sont là pour rappeler la raréfaction de la ressource dans le cadre du changement climatique. La mission a pu mesurer […] l'émergence de la prise de conscience du phénomène, en particulier chez ceux qui n'avaient pas été (trop) touchés jusqu'alors. […] Le pire a été évité lors de la gestion de la sécheresse 2022 grâce d'une part à la mobilisation exceptionnelle de l'ensemble des acteurs, et d'autre part à un niveau de remplissage élevé des nappes et des retenues à la sortie de l'hiver 2021-2022. De telles conditions pourraient ne plus être réunies si un phénomène similaire se reproduisait dans les prochaines années, voire dès 2023 ».
Extrait du rapport interministériel « Retour d'expérience sur la gestion de l'eau lors de la sécheresse 2022 », publié le 12 avril 2023.
La production nucléaire faiblement impactée
Les centrales nucléaires ont représenté les deux tiers de la production électrique en 2022 et si de nombreux réacteurs ont été arrêtés, c'est essentiellement pour des raisons de maintenance. Il n'en reste pas moins qu'à l'été 2022, la centrale de Saint-Alban (Isère) a dû réduire sa production en raison du faible débit du Rhône tout comme celle de Tricastin (Drôme).
A Cattenom (Moselle), le débit de la rivière était devenu insuffisant pour assurer le refroidissement de la centrale et EDF a dû effectuer ses prélèvements dans une retenue voisine, tout comme à Saint-Laurent (Loir-et-Cher) et Cruas (Ardèche).
Les fleuves ne sont certes pas à sec mais l'opérateur doit composer avec ses obligations environnementales : l'eau prélevée pour le refroidissement des réacteurs est réchauffée par son passage dans leurs circuits et l'électricien est soumis à des limites de température afin de préserver la biodiversité. Cinq centrales ont d'ailleurs obtenu, l'été dernier, une dérogation leur permettant de poursuivre leurs rejets et donc de maintenir leur production, soit pour soutenir le réseau à la demande de RTE, soit pour économiser de l'eau et du gaz en vue de la saison froide à la demande du ministère de la Transition écologique.
A l'arrivée, l'exploitant a limité les pertes de production pour raisons environnementales à 0,2 % de sa production annuelle contre 0,3 % en moyenne.
Quand la sécheresse pénalise la construction
Dans le Var, l'année 2023 sera marquée par une pénurie d'eau désormais inévitable et de longue durée. Dans ce département, à nouveau frappé par un arrêté sécheresse, la communauté de communes du Pays de Fayence (neuf communes, 28 550 habitants en 2020, 40 186 ha) a pris une décision radicale : une pause de l'urbanisme d'une durée de quatre à cinq ans. « Ce ne sera pas un arrêt brutal et total. On agira au cas par cas. Si une entreprise veut se développer, nous ne refuserons pas sa demande d'agrandissement », explique René Ugo, maire de Seillans et président de l'EPCI.
Le rendement du réseau y affichait pourtant un taux de 75 % en 2022, contre 63 % en 2020. La décision, prise en concertation avec les services de l'Etat, s'appuie sur l'article R.111-2 du Code de l'urbanisme, d'ordre public. « Celui-ci permet de rejeter toutes les demandes d'autorisation qui risqueraient de porter atteinte à la sécurité ou à la salubrité publique en tenant compte tant de la probabilité de réalisation de ces risques que de la gravité de leurs conséquences, s'ils se réalisent », précise l'avocate Johanna Leplanois, du cabinet DLGA.
Actuellement, 1 000 logements ont obtenu leur permis de construire, mais leur chantier n'a pas démarré.