Financement : les réseaux fuyards passent sous les radars

Volonté politique, choix économiques, capacité d'action des collectivités… La lutte contre les points noirs se joue sur tous les fronts.

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En 2022, selon l'observatoire Sispea, 198 collectivités, dont 151 communes, affi chent au moins un service d'eau avec un taux de rendement inférieur à 50 %, ce qui signifie que plus de la moitié de l'eau potable est perdue dans la nature. Le plan eau, quant à lui, dénombre 171 points noirs en mars 2023, chiffre qui passe à 232 en décembre 2024, toujours selon l'observatoire Sispea.

Les fuites des réseaux d'eau potable subissent les aléas du débat public. En mars 2023, à l'aube du plan eau, l'Etat les avait érigées en priorité nationale pour démontrer son volontarisme. Puis, elles se sont diluées dans les pluies surabondantes de l'année 2024. D'autres urgences mobilisent désormais les six agences de bassin, dépendantes des caprices de Bercy, au moment de lancer leur 12e programme pour les six ans à venir.

En mars dernier, le ministère de la Transition écologique fêtait l'anniversaire du plan en annonçant, « dès 2024 », le lancement de la mesure 14, consacrée à la réduction des fuites. Depuis lors, aucun bilan d'étape n'est venu confirmer la promesse. Caractérisés par un rendement inférieur à 50 %, les points noirs attendent toujours leur résorption, alors même que l'effort ne semble pas démesuré : « Pour atteindre un rendement des réseaux d'au moins 80 % partout en France, l'OCDE indique que le coût total serait de 750 M€ », rappelle Maria Salvetti, économiste indépendante spécialisée dans les politiques de l'eau. L'experte déplore une erreur de cible, dans une politique qui adresse un message à connotation punitive en direction des usagers : « Les pouvoirs publics envisagent la politique de sobriété sous l'angle de la baisse des consommations domestiques, notamment via l'instauration d'une tarification progressive. Or, cela suppose l'individualisation systématique des compteurs. Rappelons que le déploiement des 34 millions de compteurs Linky a coûté 5,7 Mds € à Enedis… Quand bien même cette facture se réduirait à 2 Mds € pour le secteur de l'eau, il faut la rapporter aux milliers de m3 à économiser au niveau de la consommation par rapport aux millions de m3 perdus dans les réseaux », raisonne l'économiste. Selon la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E), ces pertes atteindraient « 937 millions de m3 , soit la consommation de 18 millions d'habitants », calcule sa déléguée générale, Aurélie Colas.

Solidarité menacée. L'éphémère gouvernement de Michel Barnier aurait, à en croire Christophe Dingreville, président de l'Union des industries et entreprises de l'eau (UIE), ajouté une faute politique à l'erreur de ciblage, en rouvrant la boîte de Pandore de la compétence intercommunale obligatoire dans l'eau et l'assainissement prévue, en 2015, par la loi portant la nouvelle organisation territoriale de la République, dite Notre. « Malgré ses imperfections, le texte avait pour vertu d'agréger et de consolider les maîtrises d'ouvrage, par la mise en place d'une solidarité entre les centres d'agglomérations et la ruralité », rappelle le président de l'organisation affiliée à la FNTP. Après un report acté en février 2022 par la loi 3DS, l'obligation légale s'impose toujours à compter du 1er janvier 2026. Mais, suite au feu vert donné par l'ancien Premier ministre, les sénateurs ne se sont pas fait prier pour approuver, le 17 octobre dernier, la proposition de loi annulant cette disposition. La censure du gouvernement a interrompu la procédure parlementaire, mais la fragilisation de la date butoir ne facilitera pas l'éradication rapide des points noirs. Ce même 17 octobre, à l'occasion des 100 ans de l'UIE, le président du Comité national de l'eau, Jean Launay, n'a pas caché sa consternation : « Avec 13 000 maîtres d'ouvrage, comment voulez-vous obtenir le meilleur rapport coût-efficacité ? » Preuve du lien entre l'atomisation des donneurs d'ordre et la mauvaise qualité des infrastructures, la carte des réseaux fuyards se superpose largement à celle de la gestion communale isolée (voir ci-contre) . « Les points noirs qui subsistent dans les intercommunalités proviennent généralement de communes qui ont franchi le cap de la délégation de compétences depuis moins de cinq ans, un délai insuffisant pour achever la mise à niveau de leur réseau », commente Régis Banquet, vice-président d'Intercommunalités de France et président de la communauté d'agglomération de Carcassonne (Aude). Pas de temps à perdre, selon lui : « Plus rapide que prévu, le changement climatique nous oblige à la sobriété et à la rigueur. » Or, loin de se réduire, le nombre de points noirs est passé de 171 à 232 depuis le lancement du plan eau, selon l'observatoire national Sispea.

Les trois paramètres du signal prix. Dans ce contexte préoccupant, la FP2E se raccroche à la valeur qu'elle considère comme sûre : le signal prix. L'organisation promeut ainsi une nouvelle famille de contrats : les collectivités concédantes y rémunèrent leur prestataire non plus en fonction des volumes consommés, mais en proportion des économies réalisées sur la ressource. La Métropole européenne de Lille (Nord) et les communautés d'agglomération de Saumur Val de Loire (Maine-et-Loire) et du Bassin de Brive (Corrèze) ont ouvert la voie. Une autre source d'espoir réside dans la réforme des redevances prélevées par les agences de l'eau, dont l'entrée en vigueur progressive a commencé le 1er janvier 2025. Les factures acquittées par les collectivités diminuent désormais avec l'amélioration des performances de leurs réseaux. « Nous sommes très favorables au bonus ainsi donné aux collectivités qui investissent », commente Aurélie Colas. Selon la FP2E, la réforme pourra creuser l'avantage comparatif détenu par la gestion déléguée : alors que le rendement moyen atteint 81 % en France, les délégataires privés annoncent un chiffre de 83,8 % sur leurs réseaux.

Après les contrats et les redevances, le signal prix joue sur un troisième paramètre : la facture payée par le consommateur, jugée insuffisante par les délégataires comme par les industriels. « Les Allemands payent en moyenne 5,50 euros par m3 , soit 1 euro de plus que les Français. L'euro supplémentaire suffirait presque à combler le déficit annuel d'investissement dont souffre notre pays dans l'eau potable et l'assainissement, proche de 4,6 Mds € », raisonne Christophe Dingreville en s'appuyant sur les études signées par Maria Salvetti pour l'UIE. Depuis plusieurs années, la FP2E mesure une acceptation croissante de la perspective d'une augmentation du prix de l'eau : « De 2023 à 2024, la proportion de Français qui considèrent le prix de l'eau comme abordable a augmenté de 13,3 %. Ils ont conscience de payer pour la lutte contre les pollutions, la protection des milieux et la crise climatique », analyse Aurélie Colas.

Globalement d'accord sur les enjeux financiers comme le prouve la note commune publiée en juillet 2024 par la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), Intercommunalités de France et la FP2E, les maîtres d'ouvrage et leurs prestataires s'accordent également sur la règle d'or qui doit présider à l'éradication des fuites : investir chaque euro au bon endroit. Des chiens renifleurs aux capteurs acoustiques en passant par les jumeaux numériques des infrastructures, le panel de solutions ne cesse de s'enrichir. Reste à les rendre accessibles, jusqu'aux extrémités rurales et montagnardes des réseaux.

« Un outil pour mieux dimensionner les projets des collectivités », Gil Vauquelin, directeur de la Transition énergétique et écologique de la Banque des territoires

« Notre contribution à l'éradication des points noirs dans les réseaux d'eau se traduit d'abord à l'amont des projets. Avec les 15 M€ sur cinq ans dédiés à l'ingénierie dans le cadre du plan eau de 2023, la Banque des territoires finance le site Aquagir. Elle y associe les principaux acteurs publics et privés du secteur.

Cet outil partenarial s'ajoute à notre soutien aux start-up, comme Acwa Robotics, qui produit des diagnostics à l'aide de robots scanneurs. Sur un échantillon de 13 clients affectés par des points noirs, les communes rurales et de moyenne montagne dominent, avec des emprunts qui totalisent 5,3 M€. Le tableau de bord de nos aqua prêts confirme la persistance d'une forte demande communale. Cela renvoie à la question de la gouvernance. Pour progresser dans ce sens, nous finaliserons au premier trimestre 2025 un outil qui offrira aux collectivités les connaissances territoriales nécessaires au bon dimensionnement de leurs projets. »

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