Donner l'alerte pour éviter un accident juste avant qu'il soit susceptible de se produire. Ce cas de figure aux airs de film d'anticipation est au cœur d'un test bien réel conduit depuis début janvier sur un petit chantier de rénovation urbaine à Bordeaux (Gironde). Une balise et un mât équipé de deux caméras surveillent les potentiels heurts piétons-engins, les mauvais usages des machines électroportatives et les risques liés aux tranchées, déclenchant gyrophare et klaxons quand la situation est considérée comme dangereuse. Ces trois cas d'usage ont été identifiés comme les plus accidentogènes par NGE, qui vient de lancer l'expérimentation avec la start-up bordelaise Perception Manufacturing. « C'est une nouvelle piste pour limiter les risques », se félicite Xavier Julien, directeur prévention de NGE.
Petit à petit, l'intelligence artificielle (IA) se fait une place sur les sujets de sécurité et de prévention. « Les applications commencent à arriver. Il n'y a pas de solutions magiques, mais on ne peut pas passer à côté », reprend Xavier Julien. Son groupe a ainsi été sollicité par la Société des grands projets (SGP) pour mener un chantier pilote sur la ligne 17 du Grand Paris Express afin d'alimenter en data une IA de sécurité. Trois risques seront documentés : celui lié au levage quand du personnel se trouve sous une charge, le port du harnais pour les travaux en hauteur et les accidents liés à la circulation. « Très peu d'entreprises ont des bases de données complètes dans ces domaines. Nous sommes à l'aube d'une évolution majeure pour la sécurité », affirme Vincent Ladet, directeur prévention grands projets France chez NGE.
Aide à la décision. Les start-up font rapidement avancer le sujet. Spie Batignolles s'est engagé sur un partenariat de trois ans avec la jeune pousse CAD. 42 pour tester une grue connectée sur les chantiers. « Nous avons proposé de coupler cet outil, initialement conçu pour mesurer la productivité, avec un autre, développé par Nelia, pour en faire une solution de prévention des risques », explique Ammar Herbi, responsable de l'innovation opérationnelle chez Spie Batignolles. Les photos prises par le capteur de la grue sont ici aussi analysées par une IA, sous l'angle du péril potentiel. « Cela nous aide à prendre des décisions et à mieux former les compagnons, même si ce n'est pas le seul élément qui nous accompagnera demain dans la gestion de la sécurité », poursuit le responsable. L'expérimentation sera évaluée pour être éventuellement déployée sur cinq à dix chantiers par an.
L'OPPBTP suit de près les avancées de l'IA sur les questions de sécurité et de prévention. « Nous mettons en avant auprès des entreprises les opportunités qui existent pour lier prévention et performance. L'IA permet au préventeur de compléter son panel de solutions et d'évaluer l'efficacité de ses mesures », observe Mohamed Trabelsi, responsable développement et projets spécifiques à l'OPPBTP. D'autant que ces solutions tendent à se démocratiser et à gagner en efficacité, selon David Gravez, directeur technique de Loxam Rental France. « Nos groupes de travail, réunissant fabricants de matériels et grande entreprises, définissent les principaux risques - collisions, chutes de hauteur… - et cherchent des solutions techniques », détaille le responsable. Ce qui a par exemple permis de tester chez Vinci une nacelle sur véhicule léger (VL) dont la caméra détecte les franchissements de ligne, les panneaux électriques, les piétons et les cyclistes.
De son côté, Eiffage Construction teste en Ile-de-France des boîtiers anticollision équipés de capteurs, de caméras et d'un logiciel d'IA, entraînés à détecter des failles dans les protections collectives du chantier, ou à repérer des EPI manquants chez les personnels. En parallèle, le groupe développe son propre outil, « le chat Eiffage », pour rassembler toutes les données internes des différentes branches. Les préventeurs pourront l'utiliser pour rédiger plus rapidement des synthèses ou des appels d'offres, analyser des photos de chantier pour repérer les points de vigilance… « L'IA accélérera la production des comptes rendus de réunion, facilitera les analyses de situations à risques et d'accidents. Autant de temps gagné que nous pourrons réinvestir sur le terrain. Cela nous permettra aussi d'avoir un référentiel commun sur les sujets de prévention », se réjouit Aurélien Boyé, directeur prévention chez Eiffage Construction.
« Intéresser tous les corps de métier ». Même les plus petites entreprises s'intéressent au sujet. Chez Tradimaisons, constructeur de maisons individuelles à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), les 25 salariés ont été formés aux bases de l'IA en 2024 et disposent de licences ouvertes de ces outils. « L'arrivée de ces derniers doit se faire de manière progressive, tant pour les collaborateurs que pour nos sous-traitants », précise Sylvain Massonneau, directeur général.
La FFB milite d'ailleurs pour que les PME et les artisans ne se sentent pas exclus du sujet. Un groupe de travail dédié, créé dès 2018, a déjà publié trois rapports. « Notre objectif est d'y intéresser tous les corps de métier. Or, la prévention est un bon moyen car c'est un sujet commun à tous », constate Jean Ramirez, membre du groupe IA de la FFB.
Pour lui, le coût des solutions n'est pas obligatoirement un frein. Au sein de l'entreprise qu'il dirige, il teste des semelles connectées qui détectent des mouvements inhabituels, par exemple une chute. La solution coûte une trentaine d'euros par mois. « Une IA générative, qui permet de résumer un appel d'offres ou des conditions juridiques, n'est pas coûteuse non plus. La question pour les entreprises est plutôt de savoir par quel bout prendre l'IA », reprend Jean Ramirez.
Pour cela, la FFB a développé avec Inetum, une offre pédagogique - podcasts, tables rondes et masterclass - sur le sujet à l'attention de ses adhérents. « L'IA permet de détecter des situations potentiellement dangereuses en temps réel par l'analyse des données historiques sur des accidents. Elle peut analyser des tendances : des risques systématiques ou des défaillances récurrentes, des failles à améliorer. L'enjeu, et c'est un point important pour les entreprises, n'est pas le contrôle, mais la capacité à mettre en place des mesures préventives ciblées », estime Isabelle Donato, directrice innovation d'Inetum France.
Les solutions font toujours l'objet d'un passage en CSE avant d'être mises en place. Les personnels s'interrogent généralement sur une possible identification à travers les images. « Les modélisations ne nous permettent pas d'identifier des individus, elles ne sont d'ailleurs pas faites pour cela », rassure Xavier Julien de NGE.
Générateur d'images. Les outils grand public comme ChatGPT offrent de bonnes portes d'entrée. Dans l'entreprise de génie civil et fondations spéciales Pinto, à Fougères (Ille-et-Vilaine), qui emploie une centaine de salariés, le responsable QHSE Vincent Catillon utilise directement deux générateurs de contenu dans ses missions de prévention. « Ils se révèlent parfois bien utiles pour compléter des modes opératoires, en lien avec des équipements spécifiques de chantier. Un générateur d'images me permet d'illustrer mes documents pour communiquer sur un accident, ou sur les situations à risques dans le cadre de l'accueil d'un nouveau salarié », explique-t-il.
Si l'IA commence à s'imposer sur les questions de prévention, elle reste envisagée comme une solution complémentaire au sein d'une politique globale. « Ce n'est pas parce qu'il y a un capteur sur une grue qu'il n'y aura plus de passage d'animateur sécurité sur le chantier », affirme Aurélien Boyé d'Eiffage Construction.
« On attend de l'IA qu'elle remonte une alerte », Bruno Magnin, directeur prévention santé-sécurité de Bouygues Construction.
Nous menons beaucoup d'expérimentations à l'international sur l'IA appliquée à la gestion des risques. A Hong Kong par exemple, l'innovation est poussée par l'obligation réglementaire de développer des programmes au bénéfice de la sécurité. Nous ciblons nos risques majeurs, liés au levage, aux travaux en hauteur, aux interactions engins-piétons, aux réseaux électriques, à la stabilité des ouvrages et enfin, à l'utilisation des équipements de production, notamment ceux de découpe. Quel que soit le risque considéré, on attend de l'IA qu'elle remonte une alerte à l'opérateur d'engin, au chef de manœuvre, à l'encadrement du chantier. Ensuite, les équipes prennent le relais pour prévenir le danger. Depuis deux ans, nous avons monté des comités internes et transverses aux métiers sur chaque risque majeur. Chacun travaille à la standardisation d'une innovation pour la généraliser sur l'ensemble de nos chantiers. Je suis convaincu que certaines solutions pourront être déployées partout d'ici deux ans.