Fiche pratique

Enjeux techniques et juridiques de l'expertise judiciaire

Quiconque évolue dans l'univers de la construction a nécessairement eu vent, de près ou de loin, de la notion d'expertise judiciaire. Mais en pratique, comment s'organise une telle mesure ? Que peut faire et ne pas faire l'expert ? A quoi et à qui sert le rapport d'expertise ? Tour d'horizon des enjeux techniques et juridiques de l'expertise judiciaire.

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Qu'est-ce que l'expertise judiciaire ?

L'expertise judiciaire est définie par le Code de procédure civile (CPC) comme une mesure d'instruction ordonnée lorsqu'il existe « un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige » (). En matière de construction, nombreux sont les litiges qui peuvent survenir en cours ou à l'issue des travaux et qui nécessitent, avant tout procès et même avant toute discussion juridique, un éclairage technique. C'est précisément l'objet de l'expertise judiciaire par laquelle le juge va « commettre toute personne de son choix pour l'éclairer […] sur une question de fait qui requiert les lumières d'un technicien » ().

L'expertise judiciaire résulte d'une décision de justice et est menée par un expert indépendant, inscrit sur une liste de professionnels agréés auprès de la juridiction. Elle se distingue en cela d'autres mesures, telles que le procès-verbal de constat réalisé par un huissier de justice ou l'expertise amiable organisée le plus souvent entre experts d'assurance.

Qui est généralement à son initiative ?

L'expertise judiciaire est le plus fréquemment sollicitée par le maître d'ouvrage ou l'acquéreur d'un bien en l'état futur d'achèvement (Vefa) estimant que l'ouvrage est affecté de désordres et non-conformités ou encore de réserves non levées dans les délais. Le demandeur fait délivrer une assignation - ou notifie des conclusions d'incident si une procédure contentieuse est déjà en cours - à l'ensemble des intervenants aux travaux susceptibles d'être concernés, aux fins de désignation d'un expert qui aura à se prononcer sur la réa lité des désordres, mais aussi sur leur reprise, les préjudices en résultant et, surtout, leur imputabilité.

L'assignation n'est juridiquement pas neutre. Elle constitue le point de départ des recours dont peut bénéficier le professionnel assigné. A l'égard de ses co-constructeurs d'abord, dont il sera fondé à solliciter la garantie dans les cinq ans (, publié au Bulletin). A défaut de réclamation formée dans ce délai, il sera privé de tout recours dans le cadre d'un éventuel contentieux indemnitaire ultérieur. A l'égard de son assureur ensuite, l'action de l'assuré étant enfermée dans un délai biennal à l'expiration duquel la compagnie d'assurance est susceptible d'opposer, sur le fondement de la prescription, un refus de garantie.

Est-il possible de s'opposer à une demande d'expertise judiciaire ?

Il est possible et même opportun de s'opposer à une demande d'expertise essentiellement dans deux hypothèses.

Premièrement, le demandeur ne rapporte pas la preuve d'un « motif légitime ». Autrement dit, il ne justifie pas de l'existence de problèmes affectant les travaux (il s'abstient par exemple de produire des photographies ou un constat d'huissier attestant de la réalité de désordres) et ne démontre donc pas l'utilité d'une expertise. Dans ce cas, il est judicieux de solliciter le rejet de la mesure elle-même.

Deuxièmement, les travaux confiés au défendeur sont étrangers au litige. En pareille hypothèse, ce dernier a un véritable intérêt à solliciter immédiatement sa mise hors de cause, ce qui n'empêchera pas que l'expertise soit ordonnée au contradictoire des autres parties en défense. Il évitera ainsi d'être assigné à une expertise judiciaire qui ne le concerne pas. Par exemple, le titulaire du lot espaces verts pourra s'opposer à la mesure demandée si les désordres concernent exclusivement des problématiques de menuiseries.

Attention cependant : en pratique, les magistrats sont plutôt enclins à accueillir favorablement la mesure d'expertise. Il conviendra donc, pour s'opposer efficacement à la demande, de présenter un argumentaire étayé (teneur du lot de travaux, désordres hors champ d'intervention, reprise amiable ayant réglé la difficulté…) dans des conclusions déposées par un avocat, la représentation étant obligatoire depuis le 1er janvier 2020 (1).

Quelle est la mission de l'expert ?

La détermination de la mission revêt une importance certaine. D'une part, elle permet de circonscrire l'objet de l'expertise qui ne doit évidemment pas se transformer en audit général de l'ouvrage ! Ne peuvent ainsi être examinées que les doléances expressément visées dans l'assignation et ses annexes. D'autre part, elle délimite de manière précise et exhaustive le champ d'action de l'expert judiciaire, que celui-ci ne peut outre passer sous peine de nullité de son rapport.

La mission de l'expert est proposée par le demandeur dans son assignation, puis fixée, dans son ordonnance, par le juge. Ce dernier a un pouvoir souverain à ce titre et n'est pas lié par les propositions des parties (, Bull.), même si, en pratique, il en reprend très souvent les termes.

Les professionnels de la construction assignés ont également, à ce stade, un rôle à jouer en essayant d'influer sur la teneur de cette mission et en proposant au tribunal des modifications et/ou compléments. Par exemple, si la réception des travaux n'est pas encore intervenue, le défendeur a tout intérêt à ce que l'expert ait pour mission de dire si l'ouvrage est en état d'être reçu et, dans l'affirmative, de donner un avis sur la date de réception. Ce qui lui permettra, ultérieurement, de tenter de mobiliser les garanties légales dues par son assureur. Autre illustration : il est dans l'intérêt du professionnel que l'expert se prononce sur le caractère apparent à réception d'un désordre non réservé, ce qui aura juridiquement un effet de « purge » privant le maître d'ouvrage de tout recours ultérieur.

Une fois l'expertise ordonnée, que se passe-t-il ?

Le magistrat, sauf à ce qu'il rejette la demande, rend une ordonnance par laquelle il désigne un expert judiciaire choisi par ses soins, mais dont les parties auront pu suggérer à l'audience, si ce n'est le nom, au moins la spécialité. Le juge fixe aussi la mission à exécuter dans un délai imparti, après versement par le demandeur d'une consignation. L'expert convoque ensuite les parties à une réunion d'expertise.

Est-il opportun de préparer l'expertise en amont de la première réunion ?

Assurément, oui. La première réunion d'expertise, ou premier « accedit », a pour objet de permettre à l'expert de prendre connaissance du litige, des parties, des lieux avant d'initier des investigations. En somme, le technicien désigné se fait une première idée de l'objet de sa mission. Il est donc judicieux de lui transmettre, à cette fin, les premiers éléments : pièces contractuelles, échanges amiables… Toute communication devra être transmise à l'expert et aux autres parties afin d'être pleinement contradictoire. Prudence cependant à ne pas trop en dire : divulguer immédiatement pléthore de documents pourrait avoir l'effet contraire de se dévoiler à l'excès.

Il sera également opportun d'anticiper, notamment à l'aide de conseils technique et juridique, les questions et débats à venir.

Quel est l'intérêt d'y participer ?

L'on pourrait penser que l'expertise judiciaire n'est qu'un préalable à un futur contentieux et ne présente ainsi qu'un enjeu limité. C'est en réalité tout l'inverse. Si le juge n'est pas lié par le rapport qui sera déposé par l'expert à l'issue de ses investigations, la pratique démontre qu'il en suit très souvent les conclusions. D'où la nécessité de participer activement aux opérations d'expertise en assistant aux réunions et en formulant des observations sur les constats opérés par voie de courriers, appelés « dires ».

Quels sont les points de vigilance pendant l'expertise ?

Les objectifs sont multiples. Sur la forme d'abord, l'expert a une mission à laquelle il ne peut déroger. Mais la tentation est parfois grande, une fois sur les lieux, d'examiner plus généralement un ouvrage. Ou de s'affranchir du respect de certains principes essentiels au premier chef desquels la contradiction (toutes les parties doivent être informées des investigations réalisées, pouvoir y participer et en débattre). Dans ce contexte, assister aux réunions ou s'y faire représenter permet de s'assurer du respect de la mission et des principes de droit.

Sur le fond ensuite, l'expert judiciaire se forge progressivement un avis sur les désordres ou non-conformités : leur existence (l'expert ne peut se limiter aux allégations du demandeur et doit constater par lui-même chacune des doléances), leur imputabilité. Participer activement à l'expertise permet ainsi d'orienter l'expert dans sa réflexion avec un objectif principal : se dégager in fine de toute responsabilité. En diffusant les informations et pièces opportunes, en étayant une position technique, mais également en posant les jalons de futurs débats juridiques. Mais toujours de manière pertinente : dire ce qui est nécessaire, mais juste ce qui est nécessaire.

Subsidiairement, l'expert doit le plus souvent donner aussi un avis sur les préconisations réparatoires, leurs chiffrages ainsi que les préjudices. Les demandeurs sont parfois gourmands, et l'expert pourrait, notamment par souci d'équité, se trouver emprunt de générosité. Il est là encore essentiel d'analyser minutieusement les devis et les réclamations indemnitaires en les contestant au besoin ou en tentant a minima d'obtenir une diminution du quantum.

Et ensuite ?

Une fois ses opérations terminées, l'expert dépose un prérapport, puis un rapport définitif. Il est alors automatiquement dessaisi de sa mission. Dans la meilleure hypothèse, le défendeur aura été mis hors de cause et le dossier sera clos le concernant. Mais, le plus souvent, la partie n'est pas terminée et commence alors la seconde manche, davantage financière. Et l'intérêt du travail réalisé en amont prendra tout son sens, soit pour échapper à toute condamnation, soit pour en faire supporter la charge définitive à d'autres intervenants.

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