38 dossiers en attente d’instruction depuis la mi-2023 témoignent du goulet d’étranglement auquel fait face l’Agence de la transition écologique (Ademe), dans la gestion du fonds chaleur. En première ligne pour mesurer la tension, le président et cofondateur de Newheat Hugues Defréville témoigne : « J’ai déposé deux fois plus de dossiers cette année qu’en 2022. Malgré le travail colossal de l’Ademe auquel il faut rendre hommage, nous nous heurtons à un mur budgétaire qui empêche l’accélération ».
Boom du solaire thermique
L’engouement croissant des collectivités coïncide avec une diversification des sources. Hugues Defréville constate un net regain d’intérêt pour le solaire thermique, dans des installations de grande dimension, poussées par un rendement incomparable : « 80 à 90 %, au lieu de 15 à 20 % pour le photovoltaïque », rappelle le fournisseur spécialisé dans les énergies renouvelables. Cet atout s’ajoute à la maîtrise technologique, y compris pour le stockage inter-saisonnier, dans des bassins souterrains de grande capacité.
Qu’il s’agisse de produire du chaud ou du froid, à partir des déchets, de la biomasse, des eaux souterraines ou de la chaleur fatale, toutes les filières rivalisent de potentiel. Les premières ébauches de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) laissent penser que l’Etat en a pris la mesure, à l’issue de l’exercice de prospective mené par le conseil national de la refondation : « Le groupe de travail propose d’atteindre 250 TWh, soit plus qu’un doublement de la production avec une proportion d’énergie renouvelable et de récupération égale à 65 %. Sur ce total, 20 TWh proviendraient de la récupération, soit quatre fois plus qu’en 2021 », révèle Diane Simiu, nouvelle directrice générale de l’énergie et du climat.
De l’ombre à la lumière
Ces projections prolongent l’évolution majeure constatée en deux ans par les parties prenantes de la filière : « Nous sommes sortis du côté obscur de la force », sourit Pierre de Montlivault, président de la fédération des services Energie (Fedene), à l’issue de ses 27èmes rencontres annuelles réunies le 20 septembre à Paris.
Les industriels nuancent toutefois cette appréciation globale au vu d’un bémol européen : « Malgré le bilan enthousiasmant des pays d’Europe du nord, la chaleur reste la grande oubliée du programme Repower EU, mis en place à la suite de la guerre en Ukraine pour asseoir la souveraineté énergétique de l’Union », regrette Aurélie Beauvais, déléguée générale du programme de l’organisation européenne EuroHeat & Power.
Freins assurantiels
A l’issue des réunions du Groupe de travail consacré aux réseaux de chaleur et de froid au sein du conseil national de la refondation, la Fedene affiche une satisfaction globale. L’exercice a néanmoins mis en évidence deux freins majeurs : les fluctuations aléatoires des prix du gaz conduisent nombre de collectivités à retarder le passage à l’acte, à l’issue des études de faisabilité ; les compagnies d’assurance rechignent à s’engager sur des investissements conditionnés par la pérennité des sites industriels, ce qui entraîne le blocage de nombreux projets.
Pour consolider les perspectives d’accélération inscrite dans un « plan Marshall » qu’elle a co-écrite avec les membres du club chaleur renouvelable, la Fedene pose les jalons d’une proposition de loi qui tiendrait en un maximum de dix articles. Un fond de garantie, co-financé par l’Etat et les industriels, permettrait de franchir l’obstacle assurantiel.
« Avec les collectivités de l’association Amorce, nous poussons l’idée de rendre les études de faisabilité obligatoires, dans toutes les communes de plus de 10 000 habitants », confie Pierre de Montlivault.
Bras de fer avec Bercy
Pour les réseaux existants, la gestion du bouclier électrique dont bénéficient les collectivités suscite un litige avec Bercy : lorsqu’ils confient à leur prestataire l’achat de l’énergie, en plus de la production de chaleur, les donneurs d’ordre publics ne bénéficient pas de la garantie de l’Etat. Une situation vécue par les parties prenantes comme celle « d’Ubu roi au pays du chauffage », selon Pierre de Montlivault.
Entre les lignes, le message de la ministre de la Transition énergétique aux industriels de la Fedene ne lève pas toutes les incertitudes : même si Agnès Pannier-Runacher affiche sa détermination à sortir du fossile, le député Renaissance de Haute-Savoie Antoine Armand regrette que le CNR n’ait pas envoyé « les bons signaux » sur ce sujet. P-DG d’Idex, Benjamin Fremeaux enfonce le clou : « Soyons cohérents. Mettons le paquet sur la transition et évitons les combats d’arrière-garde sur le gaz ».
Electrocentrisme
A la « sainte trinité du renouvelable, de l’efficacité et de la sobriété », louée par Pierre de Montlivault, la ministre ajoute une quatrième icône : le nucléaire. Plusieurs membres de la Fedene ne manquent pas de souligner « l’électrocentrisme » de la politique énergétique nationale.

Les rencontres ont néanmoins montré des passerelles possibles : « Dès leur conception, les futurs petits réacteurs nucléaires intégreront des équipements de récupération de chaleur, qui n’existent dans le parc actuel que pour les circuits tertiaires à basse température », annonce Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire. L’appel à projets de France 2030 sur le nucléaire innovant inclut des réacteurs à haute température mitoyens de sites industriels à décarboner.
Biomasse précautionneuse
D’autres nuances concernent la biomasse, sur laquelle Pierre de Montivault revendique une position « ni honteuse, ni pessimiste », quand Agnès Pannier Runacher souligne la fragilité de la ressource, face aux aléas climatiques.
La valorisation des coproduits de l’agriculture lui inspire la même prudence : « Nous ne sommes pas au bout des discussions sur ce sujet. La souveraineté alimentaire reste prioritaire », rappelle la ministre, qui invite les collectivités locales et les professionnels à formaliser des schémas directeurs, maîtrisés par les élus locaux.
Variable humaine
Pour relever le défi de la chaleur décarbonée, les industriels et le gouvernement s’accordent sur l’identification d’un obstacle majeur : les réseaux exploités par la Fedene auront besoin de 50 000 nouveaux recrutements d’ici à 2030, pour porter l’effectif à 110 000 personnes. « Prenez exemple sur l’exercice prospectif réalisé par la filière nucléaire », recommande la ministre, tout en reconnaissant la difficulté spécifique à un secteur caractérisé par la diversité des technologies.
Alors que le centre de formation d’apprentis spécialisé dans l’énergie peine à remplir ses classes à Maisons-Alfort (Val-de-Marne), la filière ne baisse pas les bras : « Nous travaillons à un maillage des territoires avec des classes nouvelles dans des CFA existants, notamment en chaudronnerie et électricité, en coordination avec l’organisme collecteur de l’industrie Opco 2I », précise Pierre de Montlivault. Parmi ses besoins les plus criants, la profession identifie les métiers du forage et de la maintenance.
Planification territoriale
La réflexion prospective sur les compétences renvoie au nouveau mantra des politiques publiques : la planification écologique, qui impose à la France « de réaliser dans les sept prochaines années un effort comparable à celui qu’elle a menée depuis 1990 », calcule Antoine Pellion, secrétaire général pour la planification énergétique auprès de la Première ministre.
Les industriels de la Fedene ont bien enregistré le message de ce dernier : tout se jouera dans la déclinaison territoriale de la planification écologique. Dans l’immédiat, ils espèrent compenser l’électrocentrisme hexagonal par une présence systématique dans les nouveaux comités régionaux de l’énergie, placés sous la double tutelle des préfets et des présidents de région. La Fedene a reçu cinq sur cinq cette recommandation du député Antoine Armand : « Pensons la petite échelle et soyons prêts à présenter nos objectifs aux régions ».