Vouloir est une chose, pouvoir en est une autre. Relancer le BTP en dopant la commande publique une fois que le gros de la vague du Covid-19 aura reflué, toutes les collectivités locales de France le souhaitent. En ont-elles pour autant les capacités ? La réponse paraît bien incertaine tant les dernières estimations de leurs pertes de recettes impressionnent : 14 Mds € sur deux ans, selon le ministre de l'Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin. Partout, la valse des euros de la facture de la pandémie donne le tournis n'épargnant aucun type de collectivité : 600 M€, assure la mairie de Paris, 110 M€ de manque en droits de mutation, appuie Jean-René Lecerf, président du département du Nord, une capacité d'investissement qui passe de 900 à 400 M€, renchérit Jean Rottner, à la tête de la région Grand Est, tandis que Marie-Guite Dufay, son homologue en Bourgogne-Franche-Comté, déduit « une réduction au moins de moitié » de cette capacité par l'effet de 170 M€ de recettes manquantes dans les dix-huit mois et d'un premier plan d'urgence de 70 M€ voté le 24 avril. La « zone verte », moins touchée, n'est pas immunisée : « La gestion de la crise sanitaire va entraîner un surcoût de l'ordre de 50 M€ d'après nos premières estimations. De plus, le manque à gagner sur les droits de mutation se chiffre à 130 M€ sur les plus de 400 M€ qui nous reviennent. Le produit de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), évalué à 100 M€ par an, devrait chuter aussi », prévoit Didier Réault, vice-président au budget du conseil départemental des Bouches-du-Rhône.
Les plans de relance en bonne et due forme sont rares
Ce contexte rend moins surprenante la rareté des plans de relance en bonne et due forme, qui consisteraient pour une collectivité à voter des crédits additionnels pour lancer ou amplifier des projets dont elle assume la maîtrise d'ouvrage. Ainsi, la région Provence-Alpes-Côte d'Azur ajoute 50 M€ de travaux dans ses lycées.
Le département de Dordogne débloquera en juin 8 M€ de plus pour ses routes, collèges et autres bâtiments. Celui de Loire-Atlantique consacrera 7,3 M€ supplémentaires en 2020 à l'entretien de ses routes, soit une rallonge de 60 %, dans le cadre de son plan de 21 M€. Ce dernier se complète d'un surcroît d'aides à la transition énergétique dans le logement social et à l'entretien des voiries communales. Cet exemple correspond à la réponse la plus répandue : rajouter des crédits pour financer le projet d'autres donneurs d'ordre. Certes moins téméraire, l'approche est saluée par les professionnels du BTP, et parfois synonyme de montants conséquents, comme les 150 M€ du « plan de relance » du 22 avril de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Ciblé sur les projets des communes aux exécutifs déjà élus, celui-ci « leur apportera un important effet de levier », commente son président, Laurent Wauquiez.
« Manque de visibilité ». Le « réflexe de prudence », telle est bien l'attitude dominante, et pour un certain temps, prévoit Luc Alain Vervisch, directeur des études de la Banque postale, qui publie une note annuelle de conjoncture sur les finances locales. « Cet état pourrait se prolonger jusqu'en 2022-2023. Les collectivités locales ont abordé la crise sanitaire dans une situation financière globalement très satisfaisante - trésorerie au plus haut, dette stabilisée, épargne brute en progression -, ce qui leur donne des réserves pour surmonter le choc. Mais pour investir, il leur faut de la visibilité sur la structuration de leurs budgets, or celle-ci va leur manquer : combien de temps va durer la baisse des ressources ? Quels soutiens l'Etat apportera-t-il ? Dans l'immédiat, il est évident que l'évolution de leurs dépenses d'investissement en 2020 sera très en retrait des + 9 % que nous avons estimés en 2019 », poursuit Luc Alain Vervisch. Selon lui, le re-port du second tour des municipales dans les 5 000 plus grandes communes ne vient bien sûr pas améliorer cette situation, mais il ne la bouleverse pas : « Compte tenu du temps de maturation des projets, les nouveaux exécutifs n'auraient pas lancé davantage leurs dépenses les plus conséquentes avant 2022 si le calendrier initial avait été respecté », souligne-t-il.
Dès lors, c'est sans doute plus par une suite de petits pas que par la multiplication de New Deals à la française que la commande publique locale apportera sa contribution la plus réaliste au rebond du BTP. Le maintien, cette année « malgré tout », des niveaux d'investissement prévus constitue l'engagement de nombreux élus. Christian Estrosi le promet pour les 435 M€ de la métropole Nice-Côte d'Azur. Dans ce but, l'agglomération et la Ville de Nice ont listé, avec le monde du BTP, 104 chantiers prioritaires ou « courants » à redémarrer à partir de fin avril, sous leur maîtrise d'ouvrage ou d'autres. Une volonté analogue s'exprime dans le département du Nord, au besoin par des réorientations : « Si nous n'atteignions pas un rythme suffisant sur les chantiers de nouvelles casernes de pompiers ou de collèges, nous augmenterions les gros travaux d'entretien dans les collèges, pour consommer tous les crédits d'investissement », annonce Jean-René Lecerf.
Revenir au niveau d'avant la crise sanitaire pour les lancements de marchés apporterait également une bouffée d'oxygène. Les collectivités en ont pris le chemin mais n'en sont pas au bout. De semaine en semaine, le nombre de leurs appels d'offres est remonté. Au 11 mai, il a retrouvé 66 % de son niveau d'avant-crise parmi les conseils régionaux et départementaux, et 62 % dans les communes et intercommunalités, selon la note « La commande publique face au Covid-19 » de Vecteur Plus (groupe Infopro Digital). Le coup de pouce des collectivités viendra aussi de leur attitude vertueuse en tant qu'acheteur : réduction des délais de paiement, application de l'avance de plus de 60 % de l'ordonnance Covid -le département de l'Essonne pousse par exemple à 75 % -, prise d'initiatives comme la programmation d'achats dédiée qu'envisage la Métropole européenne de Lille.
Exploiter l'existant. Faut-il alors attendre que l'Etat, voire l'Europe, joue les locomotives - grâce à des plans Marshall - auxquelles les wagons locaux se raccrocheraient ? La perspective n'enchante guère les hérauts de la décentralisation, qui pourraient agir autrement, par exemple en utilisant mieux les opportunités des programmes nationaux existants : NPNRU, « dont la signature des conventions n'est pas le prérequis pour lancer études et travaux », insiste l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), ou encore le programme Action cœur de ville : « Déjà déclencheur de 1,2 milliard d'euros depuis 2018, il représente pour ses 222 villes un potentiel contributif indéniable à l'activité économique des territoires et à leur relance », rappelle son directeur, Rollon Mouchel-Blaisot. Ce dernier relève avec satisfaction, depuis le 30 mars dernier, « la remontée d'un nombre très important de projets d'investissement susceptibles d'être engagés dans les prochains mois ».
Action cœur de ville vient souligner que le rebond émanera aussi des collectivités petites et moyennes. Celles-ci paraissent, tout autant, voire mieux que les grandes, à même d'y contribuer proportionnellement à leurs moyens. Ainsi, Salon-de Provence (Bouches-du-Rhône, 45 000 habitants) prévoit de lancer « sans tarder des travaux de proximité à hauteur de 100 000 euros qui auraient pu attendre », indique son maire réélu, Nicolas Isnard. Elles misent aussi sur leur réactivité et leur gestion saine. « Nous avions 3,7 millions d'euros d'excédents au budget principal fin 2019, que nous n'avons que peu entamés depuis deux mois. Nous sommes prêts à donner un coup de rein supplémentaire à nos 17 millions d'investissements. En abondement d'un éventuel plan de relance de l'Etat, mais seuls si besoin », expose Christian Rayot, président de la communauté de communes du Sud Territoire (Territoire de Belfort, 24 000 habitants). Pour une fois, peut-être, c'est la France périphérique qui sera le moteur de la reprise.