D’un côté, 38 milliards d’euros. De l’autre deux millions : ces deux chiffres ont frappé les esprits des participants au premier webinaire des professionnels du climat rassemblés dans « L’usine à Ges », le 13 octobre. La première somme exprime l’impact minimal de l’élévation des océans sur les bâtiments français, en 2100, si aucun programme ne venait préparer les territoires menacés. Le projet de loi de finances (PLF) 2022 dégage la seconde enveloppe en vue de cette adaptation.
Connaissances incomplètes
« Encore ces deux millions d’euros résultent-ils du report de crédits non consommés », s’emporte Anne-Sophie Leclère, déléguée générale de l’Association nationale des élus du littoral. Surtout, les 38 milliards calculés par le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) ne constituent qu’une face émergée de l’iceberg.
« Une autre étude en démarrage calculera l’impact sur les infrastructures », annonce Isabelle Metzler, responsable de la gestion du littoral dans cet établissement. Mais elle reconnaît que « pour l’agriculture et la biodiversité, les mesures se heurtent à des obstacles scientifiques plus importants ».
Responsabilités indéfinies
Plus encore que sur l’impact du déplacement du trait de côte, le débat entre l’Etat et les collectivités se focalise sur les limites de leur compétence respective. Les deux millions d’euros dégagés dans le PLF soutiendront les études prospectives, à horizon de 30 et 100 ans, prescrites aux communes inscrites sur une liste en raison de leur exposition au risque d’érosion. L’Etat fixera cette liste par décret en application de la loi Climat & résilience.
Mais les communes concernées ne l’entendent pas de cette oreille : « Avant d’élaborer des stratégies, elles ont besoin d’améliorer leur connaissance, à l’échelle des cellules hydrosédimentaires. Il ne viendrait à personne l’idée de prescrire aux communes des études sur les risques liés à un fleuve qui les traverse, sans leur apporter au préalable les connaissances indispensables sur le fonctionnement de ce cours d’eau », s’insurge Anne-Sophie Leclère. Le « guide méthodologique » promis pour le printemps par le Cerema ne répond pas à cette demande.
L’Etat sur la sellette
Avant l’adoption de deux amendements cet été au Sénat, les premières versions du chapitre V du titre V de la loi, consacrés à l’érosion du littoral, n’avaient pas réchauffé l’ambiance entre l’Etat et les communes : entre deux cycles de 9 ans, ces dernières ne pouvaient demander leur inscription sur la liste ; et surtout, « l’absence de concertation préalable à cette inscription empêchait toute possibilité de co-élaboration de la politique d’adaptation », note la déléguée générale de l’Anel.
Or, l’Etat détient une responsabilité majeure dans l’héritage que les littoraux vont devoir solder. De 1963 à 1983, la mission Racine a symbolisé leur urbanisation à marche forcée, portée par la délégation à l’aménagement du territoire (Datar). Les communes se sentent d’autant plus fondées à exiger une visibilité sur les moyens que les territoires de montagne, eux, bénéficient d’une stratégie nationale d’adaptation au changement climatique issue d’une concertation avec les territoires.
Trappe à pauvreté
Chaque année perdue dans l’élaboration d’un nouveau modèle aggrave le mal, y compris dans ses dimensions sociales, comme le montre l’exemple des territoires états-uniens étudiés par Hélène Rey-Valette, chercheuse au centre de l’économie et de l’environnement de Montpellier : « Quand les submersions deviennent récurrentes, seuls les riches peuvent partir, et les pauvres qui restent le deviennent encore plus ». Elle redoute une « spirale catastrophique » qui déboucherait sur une « trappe à pauvreté ».
Le recul d’un praticien du droit laisse entrevoir un avenir certes chaotique, mais pas aussi dramatique : « 20 ans de contentieux désagréables, pour adapter des outils juridiques qui existent déjà pour la plupart, mais sans articulation ni financement », pronostique Thibault Soleilhac, avocat spécialisé en droit de l’environnement.
L'ancien monde résiste
En bonne place parmi les ingrédients du nid à contentieux, figurent les décotes administratives suivies d’expropriations au rabais d’immeubles achetés avec des droits de mutation calculés selon des valeurs obsolètes. Certes, la loi prévoit l’obligation d’expliquer les risques aux acheteurs, mais les élus constatent le caractère tardif de ces informations qui pèsent encore peu, face aux achats « coup de cœur ».
Pour orienter les transactions issues de l’ancien monde vers le financement et la construction d’un nouveau modèle, inutile de réinventer l’eau chaude : l’idée d’une taxe, évoquée en 2019 dans le rapport du député Stéphane Buchou, continue à faire son chemin. Sans doute le réaménagement du littoral passera-t-il par des phases transitoires : rigidifier d’abord avec des digues, le temps de préparer les relocalisations et de mettre en place la distinction entre propriété et occupation, dans les emprises menacées.
Initiatives prometteuses
Malgré les obstacles à l’acceptabilité, dans un périmètre intercommunal qui doit inclure l’arrière-littoral, l’hypothèse fiscale n’a pas entraîné de renversement de chaises, quand l’équipe d’Hélène Rey-Valette l’a testée auprès des élus et de la population, dans le périmètre du syndicat mixte du schéma de cohérence territoriale (Scot) du Biterois (Hérault). Mais les indemnisations des expropriés devraient privilégier les résidents principaux. Selon la chercheuse, la démonstration des coûts évités par les stratégies d’adaptation manque encore, pour encourager au passage à l’acte.
L’articulation des échelles progresse en Occitanie : « Avec le concours des scientifiques, la région prépare le découpage de son littoral en cinq à six zones, pour mettre les connaissances sur les cellules hydrosédimentaires en phase avec les Scot », se réjouit la chercheuse de Montpellier. Les élus de l’Anel ont entrevu les perspectives ouvertes par l’adaptation lors de leur rencontre annuelle des 7 et 8 octobre à Pornic, au cours d’une conférence sur le développement de l’aquaculture dans le delta du Nil.
Les élus acculés
La marche en avant des communes vers l’adaptation paraît d’autant plus inéluctable que celles qui s’y soustrairaient prendraient un risque pire que les désagréments consécutifs à l’usage de leur pouvoir de police ou aux litiges sur les expropriations : « Le contentieux se déplacerait vers la mise en cause de leur responsabilité pour inaction », alerte Me Soleilhac.
Fort de son regard d’expert neutre, l’avocat, tout en reconnaissant que « l’érosion du littoral méritait mieux que les dispositions de la loi Climat », adresse cet avertissement aux communes : « Inutile d’espérer des financements en amont de l’action. Les réflexes étatiques s’y opposent. L’argent viendra avec un temps de retard, après activation des outils ».