Acheteurs et candidats, les liaisons dangereuses

Le juge administratif est parfois amené à se plonger dans l'intimité des liens entre pouvoirs adjudicateurs et entreprises, à la recherche du conflit d'intérêts.

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François Cointe

La loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a fait formellement entrer le conflit d'intérêts dans le droit français. Les ordonnances du 23 juillet 2015 et du 29 janvier 2016 sur les marchés publics et sur les concessions (prises pour la transposition des directives européennes de 2014) ont, elles, inscrit explicitement cette notion dans le droit de la passation des contrats publics. Elles posent en effet l'obligation pour le pouvoir adjudicateur d'exclure « les personnes qui, par leur candidature, créent une situation de conflit d'intérêts, lorsqu'il ne peut y être remédié par d'autres moyens » (articles 48 de l'ordonnance marchés publics et 42 de l'ordonnance concessions), le conflit d'intérêts faisant l'objet d'une définition spécifique dans ces mêmes articles (1). Bien évidemment, cette clarification ne signifie pas que cette question était absente des débats jusqu'alors.

Obligation de vérifier que l'impartialité, principe cardinal, est respectée

En vertu de l'obligation de transparence et d'égalité, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) impose au pouvoir adjudicateur de vérifier, lors de la procédure de passation d'un contrat, l'existence d'éventuels conflits d'intérêts et de prendre les mesures appropriées (CJUE, 12 mars 2015, « eVigilo Ltd », C-538/13).

La jurisprudence nationale n'admet pas davantage la passivité du pouvoir adjudicateur. Le Conseil d'Etat, dans une décision de 2015 (), tout en écartant la référence aux directives marchés publics de 2014, non encore en vigueur à l'époque, a rappelé que le principe d'impartialité s'imposait au pouvoir adjudicateur, à peine de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence. L'application de ce principe dans toute sa rigueur est toutefois affaire d'espèce et de nuances.

Appréciation au cas par cas de l'atteinte portée à l'impartialité

Le juge administratif rejette la théorie des apparences et ne sanctionne pas automatiquement toute configuration s'apparentant à un conflit d'intérêts objectif. Il s'attache au contraire à rechercher in concreto si la procédure a été impartiale au travers de la notion centrale d'influence. La CJUE retient un critère assez proche, celui de « liens significatifs » entre l'attributaire du marché et le pouvoir adjudicateur ou ses conseils (voir l'arrêt « eVi-gilo Ltd » précité, dont il faut rappeler qu'il a été rendu à propos d'un collège d'experts chargé d'évaluer les offres).

Le pouvoir adjudicateur relativement épargné. La jurisprudence relative à l'acheteur public n'admet que rarement le défaut d'impartialité. Seules quelques décisions peuvent être citées en ce sens. Par exemple, le Conseil d'Etat a considéré qu'un conseiller municipal, fils et employé d'un entrepreneur obtenant un marché public, avait vicié la procédure en participant à la commission d'appel d'offres (). Plus récemment, un conseiller municipal vice-président d'une association candidate à l'attribution du marché a été regardé comme ayant exercé une influence sur la procédure de sélection en contribuant à retenir la structure qu'il dirige (). Force est de reconnaître toutefois que l'absence de conflits d'intérêts est le plus souvent retenue, preuve qu'un doute sérieux doit traverser l'esprit du tribunal.

L'absence d'influence apparaissait déjà comme le critère capital dans une décision du Conseil d'Etat rendue en 2012 (). En l'espèce, bien qu'une conseillère municipale soit actionnaire de la société attributaire et parente de son dirigeant, cette situation a été regardée comme neutre car ladite conseillère n'avait voté que la délibération lançant la procédure et n'avait pas siégé à la commission d'appel d'offres. Le Conseil d'Etat a abouti à la même conclusion dans une décision de 2014 (). Dans cette affaire, un adjoint au maire était certes membre du conseil d'administration de la société dont une filiale a été choisie comme at-tributaire ; mais, au terme d'une

analyse particulièrement poussée du comportement de l'intéressé et de son mode de désignation au sein du conseil d'administration, le juge en a conclu qu'il n'avait ni influencé la procédure, ni eu un intérêt personnel à son issue au point de créer « un doute légitime sur son impartialité ».

Cette ligne tracée par la Haute Assemblée se retrouve logiquement dans les jurisprudences issues des cours administratives d'appel (CAA). Ainsi, la cour de Paris a jugé que le fait que l'épouse du gérant de la société candidate soit conseillère municipale ne nuisait pas de ce seul fait à la légalité de la procédure, dès lors qu'elle n'avait joué aucun rôle dans la procédure de sélection (). De même, la présence au sein de la commission de délégation de service public d'un salarié du bureau d'études de l'un des candidats a été considérée comme sans incidence, dès lors qu'il n'avait pas siégé à la séance d'ouverture des plis et en avait démissionné dix jours avant qu'elle n'admette les candidats à la négociation ().

Niant toujours toute configuration problématique in abstracto , la CAA de Lyon a jugé, pour un marché de lutte contre l'habitat indigne passé par un conseil général, que la circonstance que le titulaire serait proche de l'administration car établi à la même adresse que l'association départementale d'information sur le logement ne suffit pas à elle seule à entacher la procédure de partialité ().

Les critères qui font passer d'une configuration personnelle ambiguë à un réel conflit d'intérêts sont les moyens utilisés et le but recherché.

Le rôle des conseils du pouvoir adjudicateur examiné. Dans la décision « Région Nord Pas-de-Calais » précitée, le Conseil d'Etat relevait, pour caractériser le manque d'impartialité, la participation de l'assistant à maîtrise d'ouvrage, dirigeant important de la société attributaire deux ans seulement auparavant, à la rédaction du cahier des clauses techniques particulières (CCTP) et à l'analyse des offres. La CAA de Paris, saisie d'un marché relatif à des courts de tennis, n'a pas raisonné autrement dans un arrêt très récent (CAA Paris, 23 mai 2016, « Société SMC 2 », n° 15PA02272). Analysant la répartition des rôles au sein de l'équipe de maîtrise d'œuvre, elle a relevé que, si l'un de ses membres était le père du gérant de la société attributaire, il ne travaillait qu'à la conception d'un terrain de football synthétique adjacent et n'avait pas influencé son cotraitant.

Les moyens utilisés (influence sur les organes décisionnaires, orientation des spécifications, communication d'informations, etc. ) et le but des personnes intéressées sont donc les critères qui font passer d'une configuration personnelle ambiguë à un réel conflit d'intérêts. Toutefois, s'agissant de faits en général occultes, le juge, bien que s'appuyant toujours sur des pièces, se fonde parfois, aussi, sur son intime conviction. Cela relativise le poids de la charge de la preuve de la partialité, qui pèse selon l'arrêt « eVigilo Ltd » sur le soumissionnaire évincé, sans que l'on puisse lui imposer - l'expression est significative - « de prouver, dans le cadre de la procédure de recours, la partialité concrète » des intéressés.

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