L’architecte Pierre Janin prend la mesure d’un tournant historique : « Quand nous avons démarré en 2007, on nous prenait pour des hurluberlus. Depuis le covid, j’observe une bascule, avec des commandes qui viennent autant des métropoles que du monde rural ».
Halte au zonage monofonctionnel
Avec son frère Rémi, paysagiste, le cofondateur de l’agence lyonnaise Fabriques Architecture et Paysage a longtemps utilisé la ferme d’élevage de leur mère Isabelle, à Vernand (Loire) comme site test. L’exploitation redessinée s’ouvre aux néo-ruraux grâce aux diverticules des sentiers. Les randonneurs accèdent aux hangars quand ils se vident de leur foin pour laisser place à des festivals.
Ce 4 janvier au club Ville & Aménagement, Pierre Janin raconte de nouveaux chapitres de la même histoire de décloisonnement entre ville et campagne. L’air de ne pas y toucher, il brise tranquillement les carcans réglementaires : « Certes, le code de l’urbanisme n’identifie pas les terres agricoles comme sites de projets. Mais il ne l’interdit pas non plus »…
Un élan urbain et rural
A partir de commandes modestes, les collectivités, les agriculteurs et les habitants s’habituent à sortir des zones A ou U, pour entendre un autre son : « Articuler et recomposer des écosystèmes agricoles, urbains et naturels ». Au parc agricole partagé de Pau, la ville devient une destination d’estive où les habitants redécouvrent la cohabitation avec l’animal. L’agriculture part à la conquête de grands espaces délaissés, dans les métropoles de Montpellier et de Lyon.
« Parallèlement, en milieu rural, les agriculteurs prennent de plus en plus conscience de leur rôle dans l’aménagement du territoire. Ils sortent d’une perception monofonctionnelle de leurs terres, longtemps regardées sous le seul angle économique », se réjouit Pierre Janin. Le grand prix national de l’urbanisme attribué en 2023 à Simon Teyssou souffle sur la même braise, comme l’ont montré Ariella Masboungi et Guillaume Hébert dans les « Territoires oubliés », publiés l’an dernier aux éditions du Moniteur.
Un aménageur logistique en mutation
Dans les milieux professionnels, un autre verrou saute : « D’abord dubitatifs, les aménageurs finissent par comprendre », remarque Pierre Janin, au vu de son expérience dans le Grand Lyon. Un bémol, tout de même : en ville comme à la campagne, ces ouvertures se concentrent encore dans les marges, sur les terrains les moins disputés par le marché.
A la tête de la Société d’économie mixte d’aménagement et de gestion du marché d’intérêt national de Rungis (Semmaris), Thierry Febway confirme le tournant analysé par l’architecte : « Nous utilisons la même grammaire. Nous aussi, nous cherchons à réutiliser l’existant, à co-construire et à sortir du zonage monofonctionnel. Ca rassure », applaudit l’aménageur.
Réinvention du marché d'intérêt national
Alors que la distance moyenne entre les champs et l’assiette des parisiens est passé de 150 km à 650 km en un siècle, la Semmaris mesure le fossé à franchir, pour inverser la tendance. Elle identifie un terrain d’expérimentation au Nord de la capitale, sur les emprises du triangle de Gonesse autrefois convoitées par le groupe Auchan pour le projet Europa City : « Nous pensons le second marché d’intérêt national d’Ile-de-France avec les agriculteurs », dévoile son directeur. Il identifie un levier de ressourcement de son métier : « Nous devons sortir des étanchéités professionnelles, chercher l’agronome comme vecteur de transformation ».
Loin de nier les freins économiques liés aux capacités d’investissements des exploitants confrontés au défi des circuits courts, la Semmaris prend le taureau par les cornes : pour sécuriser et revitaliser la production vivrière, elle engage des négociations avec la Chambre d’agriculture et la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural. Le long chemin de la viabilité passe aussi par la mise en compatibilité entre les disponibilités en eau et le nouveau modèle agricole.
Permaculture territoriale
Ce tournant post-covid vers l’urbanisme agricole vient de loin. Le philosophe Sébastien Marot suit la trace issue des travaux scientifiques du club de Rome qui ont débouché sur le rapport Meadows consacré aux limites de la croissance, en 1972, pour aboutir à la permaculture, théorisée et mise en pratique à partir des années 1970 par l’australien David Holmgem.
« Sa vision de la soutenabilité agroalimentaire s’est construite à partir d’une première vocation d’architecte », rappelle le professeur d’histoire environnementale à l’École d’architecture de la ville et des territoires, Paris-Est. Un demi-siècle après David Holmgem, Sébastien Marot remonte la piste dans le sens inverse. Il propose d'orienter l'urbanisme vers
Autonomie alimentaire
Intitulé « Ouvrir la clé des champs – architecture et agriculture », son livre publié en septembre par Wildproject prolonge l’exposition présentée l’an dernier sous le même titre à la friche de La Belle de Mai, à Marseille. Sous la forme d’une boussole structurée par la dégradation de l’écologie planétaire dans son axe vertical et le déclin des matières premières dans son axe horizontal, Sébastien Marot y développe quatre récits de l’avenir des relations entre ville et campagne. L’auteur ne cache pas son attirance pour le scénario le plus radical : la sécession, où un exode métropolitain permet à l’humanité de se reconstruire à travers la permaculture territoriale.
Au 5 à 7 du club Ville & Aménagement, la boussole de Sébastien Marot oriente un débat focalisé sur l’autonomie alimentaire : « Notre Plan local d’urbanisme aborde cet enjeu. Avec les faibles moyens d’une commune de 1500 habitants, nous cherchons à sortir d’un système qui suppose 7 calories issues des énergies fossile pour une seule dans nos assiettes », témoigne Jean-Pierre Buche, agriculteur et maire de Pérignat-sur-Allier (Puy-de-Dôme).
Rendez-vous économique
A Amiens où il dirige la société d’économie mixte Amiens Aménagement, le président du club Ville & Aménagement Eric Bazard travaille, lui aussi, à la reconquête de l’autonomie alimentaire. Sur une emprise de l’arrière-gare du chef-lieu de la Somme, d’anciens jardins offrent un des sites clés du projet alimentaire territorial sélectionné parmi les démonstrateurs de la ville durable impulsés par l’Etat, dans le cadre de France 2030.
Quelle soutenabilité économique attendre des pistes écologiques ouvertes par l’urbanisme agricole ? Cheville ouvrière des 5 à 7 du club Ville & Aménagement, Ariella Masboungi posera la question à ses invités du 9 avril prochain : Magali Taillandier, économiste et urbaniste, et François Gemenne politologue spécialiste du climat. Une occasion en or pour rouvrir le champ des possibles, après le choc provoqué par la réélection de Donald Trump et l’échec de la Cop 29.