Témoignage : vieillir entourés de plus jeunes, comment l'intergénérationnel fonctionne-t-il vraiment ?

Le témoignage de Laurent Boughaba, fondateur et président de Steva-Villa Beausoleil, nous montre, à travers ses différentes expériences au fil du développement du groupe Steva-Villa Beausoleil, ce qui l'a conduit à considérer la famille des personnes âgées comme le meilleur terreau du maintien des liens intergénérationnels.

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Chaque jour, chacun d'entre nous vieillit d'une journée et se rapproche, certes à petits pas mais inexorablement, de sa propre vieillesse. Si cette évidence semble une lapalissade, elle mérite pourtant d'être rappelée : nous serons un jour, nous aussi, des personnes âgées, retraitées, peut-être veufs ou veuves, en perte d'autonomie ou dépendants.

Comme ce fut le cas aux prémices du bouleversement climatique et écologique, le vieillissement du monde avance à bas bruit, sans que vraiment nous en prenions bien conscience. Il a pourtant la force d'un tsunami. Nous sommes les premiers humains à vivre avec quatre générations d'une même famille. Jamais cela ne s'est produit avant nous. Grâce aux progrès de la médecine au cours du XXe siècle, une chose est certaine : nous vivrons tous vieux, et beaucoup seront centenaires.

Dans ce contexte, bien concevoir et bien construire des lieux pour les personnes âgées - c'est-à-dire nous, bientôt - est un travail de longue haleine. Il est dès aujourd'hui nécessaire de réfléchir la manière dont nous voulons vivre nos vieux jours. Et cesser de penser que ce sujet n'est que l'affaire des « vieux ». D'après mon expérience, un projet immobilier de lieu de vie innovant pour seniors met au minimum six ans pour être réalisé et pleinement opérationnel. En 2030, c'est-à-dire demain à l'échelle de projets immobiliers, la part des plus de 65 ans dans la population française aura augmenté de 20 %. En 2050, elle aura doublé.

Intergénérationnel : mais de quoi parle-t-on au juste ?

Qu'entend-on exactement par intergénérationnel ? Commençons par comprendre ce que le mot « génération » signifie. Communément, il désigne l'ensemble des descendants d'un même humain, à des degrés divers de filiation. Ainsi, une génération nouvelle apparaît-elle tous les vingt-cinq ou trente ans.

Par extension, une génération d'individus désigne un groupe d'individus qui ont environ le même âge et qui ont vécu les mêmes événements ou les mêmes influences. On retrouve ainsi certaines catégories dans le vocabulaire commun : la génération de l'avant-guerre, celle qui a vécu 1939-1945 et ses traumatismes, la génération des soixante-huitards, souvent catégorisée, comme celle des baby-boomers ou la génération Y, les millénials. On prête imprudemment à chacune une communauté de pensée et de comportement. Et les personnes âgées n'échappent pas à ces stéréotypes. Tous les « vieux » auraient des traits de caractère communs, ce qui est évidemment faux pour qui les fréquente tous les jours.

C'est ainsi qu'« intergénérationnel » désigne tout ce qui concerne la relation entre les générations. Notons malicieusement à ce stade que le concept même d'intergénérationnalité puise déjà sa sémantique dans l'origine familiale.

Mais on comprend clairement que favoriser l'intergénérationnalité, c'est établir des relations entre différents âges. Au service des personnes âgées, c'est maintenir le lien avec les plus jeunes.

Enfant, j'ai grandi au milieu de personnes âgées

Je dis souvent pour m'en amuser : « Je suis comme Obélix et la potion magique, je suis tombé dedans quand j'étais petit. » Lorsque j'étais enfant, mes grands-parents tenaient une maison de retraite à Montrouge (Hauts-de-Seine). L'ambiance y était familiale, et cela ressemblait plus à une pension de famille qu'à un Ehpad. Bien sûr, le confort des années 1970 n'était pas celui d'aujourd'hui, mais il y régnait un état d'esprit joyeux. Ma grand-mère cuisinait, et mon grand-père s'occupait des courses et de l'intendance. On s'amusait bien avec les résidentes, que j'appelais « les mamies » à l'époque. Ainsi, ai-je passé toutes mes vacances d'été à la Villa Beausoleil, à Montrouge, de l'âge de 5 ans à l'âge de 15 ans. J'y côtoyais des personnes âgées toute la journée. Je me souviens y avoir fait des rencontres uniques.

La plus extraordinaire fut celle de Mme Brody, une dame de 96 ans, Russe blanche et proche du tsar de Russie. Elle me contait la cour du tsar, l'influence de Raspoutine sur la tsarine… Mme Brody avait été Premier Prix du conservatoire de piano de Saint-Pétersbourg, en 1905, et était devenue la muse du célèbre compositeur Sergueï Rachmaninov. J'avais à peine 9 ans, et j'ai appris le piano avec elle, dans une maison de retraite !

À ma façon, j'ai vécu enfant ce qu'on appelle de nos vœux : un échange sincère et profond entre un enfant et une mamie au crépuscule de sa vie. Elle m'apportait ses histoires, son piano que je lui rendais sans doute, par ma candeur et mon application à recevoir ce qu'elle voulait transmettre, et qui lui survivrait.

J'ai ainsi vécu très tôt ce qui est l'essence de l'intergénérationnalité : la communauté d'objet.

Le paysage français des lieux de vie pour seniors reste uniforme… ?

Depuis la loi nº 2002 du 2 janvier 2002, toutes les maisons de retraite de France ont été encouragées à devenir des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes, plus connu sous l'acronyme Ehpad.

Ce mouvement a été encouragé par les financements publics proposés aux maisons de retraite. On a vu petit à petit le paysage se transformer. Les Ehpad sont devenus le modèle majoritaire du mode d'hébergement des personnes âgées. À la clé, une incontestable amélioration de la qualité d'accueil, mais aussi certaines dérives liées à la standardisation.

Dans tous les cas, le maintien du lien familial et intergénérationnel est absent du texte. Et rares sont les Ehpad où vous trouverez des espaces dédiés à la réunion familiale, parfois quelques salons par-ci par-là. La chambre - le cœur de l'habitat proposé -ne mesure généralement que 20 mètres carrés, si bien qu'il est difficile d'imaginer y réunir ses enfants, ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants. Il est pourtant fréquent que les résidents soient arrières grands-parents.

Un autre modèle d'habitat pour personnes âgées a fleuri depuis dix ans, les résidences avec services pour seniors, les fameuses RSS. Ce modèle a le vent en poupe. Les résidences accueillent majoritairement des personnes âgées encore autonomes, en quête de services et justement soucieuses du maintien de leurs relations sociales.

Leurs clients fuient l'isolement et la solitude et viennent y chercher de la compagnie. Les logements y sont plus grands, ce sont majoritairement des deux pièces d'une cinquantaine de mètres carrés. Et il n'est pas rare de trouver des RSS qui ont intégré dans leurs locaux des espaces dédiés à l'intergénérationnalité.

Le restaurant de la résidence offre souvent une partie privatisable pour y réunir sa famille. Les espaces de loisirs sont partagés avec des associations de la ville, encourageant ainsi la rencontre de plusieurs générations. Et les opérateurs majeurs proposent même de loger des étudiants, échangeant un loyer à prix attractif contre des moments d'échange privilégiés avec les personnes âgées.

… mais des expériences encourageantes reposant sur l'intergénérationnel émergent

En parallèle des deux modèles dominants que sont les Ehpad et les RSS, des expériences de résidences innovantes s'accélèrent. Elles sont toujours construites précisément autour de ce lien intergénérationnel.

Il en va ainsi de la maison des Babayagas, une résidence à Montreuil (Seine-Saint-Denis) largement médiatisée, autogérée et qui regroupe 21 appartements pour séniors et 4 appartements pour jeunes de moins de 30 ans. Des activités communes y sont organisées, et les seniors qui y vivent apprécient de ne pas être autarcisés dans une « maison où ne vivent que des vieux ».

Citons aussi les colocations entre seniors qui fleurissent, souvent à l'initiative de groupes d'amis désireux de tout faire pour ne jamais connaître la maison de retraite : « Tout sauf finir mes jours qu'avec des vieux », me confiait un journaliste à la retraite et colocataire d'une telle résidence à Annecy. Son propos me semble résumer à lui seul l'angoisse de l'enfermement générationnel et institutionnel des personnes vieillissantes.

Et sans doute partageons-nous tous cette même angoisse pour nos vieux jours, celle de la solitude doublée de l'isolement générationnel. Les modèles à inventer veilleront à ne pas regrouper les personnes âgées uniquement entre elles, ni à les couper de leurs proches, amis et famille.

Depuis le temps où j'étais petit garçon dans la maison de retraite de mes grands-parents, j'ai continué d'expérimenter des innovations intergénérationnelles. J'ai tiré empiriquement de mes succès et de mes échecs quelques convictions que je veux partager.

Un geste immobilier ne suffit pas à créer du lien intergénérationnel

De nombreux projets de crèches ou haltes-garderies construites en imbrication avec des résidences pour personnes âgées, qui peuvent apparaître comme une bonne idée au départ, éminemment intergénérationnelle, tournent au bout de quelques années à l'échec cuisant.

Les parents des enfants accueillis s'inquiètent de l'état de santé des mamies qui partagent leurs repas avec leurs chérubins qui risqueraient la contamination. Les personnes âgées, de leur côté, finissent par s'agacer de tous ces enfants qui font trop de bruit. Petit à petit, chacun revient chez soi. Les contacts se font de plus en plus rares. Et, au bout de quelques années, on finit par ériger des murs, là où on croyait construire des ponts.

Un autre échec a renforcé ma conviction : à Levallois-Perret, Steva a construit, en 2020, une Villa Beausoleil contiguë avec une résidence pour étudiants. Deux superbes projets pris individuellement, et pourtant… Je pensais pouvoir contribuer à créer des relations entre des étudiants et des seniors, qu'un échange spontané se créerait entre ces générations plus proches que dans le cas des crèches ou haltes-garderies. Les étudiants pourraient rendre des services de manière informelle à leurs aînés, faire « des petits boulots » comme on dit. Tandis que les seniors partageraient certains espaces conviviaux et confortables de leur résidence, le cinéma ou la piscine par exemple. Bilan au bout de deux ans : rien de tout cela, chacun vit de son côté. Le fait que les deux entités soient gérées par des directions différentes explique sans doute cet échec.

La nécessité d'un objet commun comme vecteur d'échange et terreau de la relation

L'histoire de mon enfance que je vous ai contée illustre bien cela. C'est le piano qui a été le point commun de mon admiration pour Mme Brody. Sans le piano, elle serait restée à mes yeux une personne âgée comme une autre. Et, sans l'émotion qu'elle lisait dans mes yeux lorsqu'elle jouait, je serais resté un enfant commun.

Notre relation s'est construite sur son savoir incroyable (la pratique du piano) et sur ma curiosité enfantine. Bien sûr, certains diront que c'est un cas très particulier, je suis convaincu du contraire. Toutes les personnes âgées ont des savoirs à transmettre, parfois juste des techniques ou un tour de main. Tous les enfants sont curieux d'apprendre.

Créer du lien intergénérationnel, un travail quotidien pour les accompagnants

Une autre expérience saisissante me vient d'un Ehpad. Nous réunissions fréquemment des résidents de la Villa Beausoleil à Montrouge avec des enfants de la caisse centrale d'activités sociales (CCAS) de la ville. Les animateurs de part et d'autre ne parvenaient pas à faire s'établir une vraie complicité entre les deux publics. Certes, nous passions des moments conviviaux, mais il n'en restait pas grand-chose une fois l'événement passé.

Jusqu'à ce qu'émerge l'idée d'une sortie conjointe à Disneyland Paris. Imaginez la scène : une journée dans le parc d'attractions, en binôme, un résident en fauteuil roulant accompagné par un jeune. Et les manèges qui s'enchaînent, sans faire la queue qui plus est, en raison des facilités d'accès à destination des personnes en situation de handicap. On imagine aisément la complicité qui a pu naître et perdurer au-delà de cette journée. Désormais, la sortie à Disneyland Paris revient régulièrement au programme des animations et constitue toujours un pilier d'échanges intergénérationnels.

La famille a déjà tout inventé !

J'ai remarqué que dans notre pays le mot « famille » fait rarement bon ménage avec les politiques publiques. Et pourtant elle reste le plus commun, le plus évident et le plus vieil objet intergénérationnel. Je m'amuse parfois de voir à quel point on tricote des théories sur l'intergénérationnalité, alors qu'il suffit de promouvoir et d'organiser le maintien des liens familiaux pour que les personnes âgées se sentent heureuses.

Les promoteurs et les architectes de projets pour personnes âgées insistent sur les déficits des personnes accueillies. À force, plus personne n'oublie d'équiper parfaitement une salle de bains pour qu'une personne âgée y évolue en sécurité. Les normes successives d'accessibilité aux personnes en situation de handicap ont permis de rendre les circulations plus douces aux personnes âgées, dont la mobilité est souvent réduite.

Mais on a oublié que les personnes accueillies (vous et moi demain) souhaitent surtout rester connectées à leur famille. Pour ne pas subir l'entrée dans une maison de retraite comme un arrachement aux siens, il est temps d'y faire la part belle à leur entourage. Les maisons accueillant des personnes âgées demain devront se transformer en centre d'attractions pour familles. Encourager les enfants et petits-enfants à investir les lieux n'a que des avantages : plus de transparence, plus de liens préservés pour plus de sourires.

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