Aux côtés de Jean-Marie Quéméner, de la direction générale de l’Aménagement, du Logement et de la Nature (DGALN), vous venez de présenter une feuille de route sur la décarbonation de l’aménagement. Cette mission a surpris le secteur. Pourquoi d’après vous ?
Penser l’aménagement comme une filière économique n’est pas évident. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Il s’agit d’une activité fortement soumise à la réglementation.
Plurielle, la fabrication de la ville associe des acteurs très divers, publics et privés. Mais surtout, elle n’est pas, stricto sensu, un « processus », comme peuvent l’être l’industrie automobile ou agricole. Nous avons donc commencé par déterminer les contours de la filière puis établi la liste des acteurs : collectivités locales, aménageurs, établissements publics fonciers, organisations professionnelles… Leurs représentants ont d’ailleurs été invités à participer aux groupes de travail organisés entre juin 2022 et février 2023. Nous nous sommes ensuite attachés à définir le processus de transformation économique de l’aménagement – qui repose sur le foncier, bâti ou non bâti –, ainsi que le périmètre de notre réflexion. Sur ce dernier point, nous avons dépassé les frontières administratives pour nous ancrer dans une logique de bassin de vie. Enfin, nous avons réalisé l’inventaire des émissions carbone.
Quel est le poste le plus émetteur ?
Le total des émissions nettes françaises s’est élevé à 450 mégatonnes de CO2 en 2019, toutes filières confondues. L’acte d’aménager représente 47 millions de tonnes, et 25 % de ces émissions sont liées à l’artificialisation des sols.
La construction pèse pour 50 %. Les 25 % restants sont dus aux fluides frigorigènes. Lorsque l’on calcule le cycle de vie d’une opération d’aménagement, on observe que 80 % des émissions sont liées aux usages (340 millions de tonnes). Sans surprise, le premier poste des émissions carbonées est celui des transports du quotidien. C’est donc le modèle de fabrication de la ville, plus ou moins étalée et bien desservie par les transports en commun, qui est en question. Cet enseignement n’est pas nouveau, mais nous l’avons quantifié.
« Nous devons penser les mobilités dès l’acte d’aménager »
Vous préconisez donc d’« être mieux mobile »...
Oui, les transports du quotidien pèsent le plus dans les émissions, comparativement aux longues distances.
Nous devons penser les mobilités dès l’acte d’aménager : en clair, mieux programmer les transports dans les opérations et donner toute sa place au vélo, quelle que soit la taille des villes et en travaillant sur la continuité des pistes cyclables. Il faut également accélérer le développement des bornes de recharge de véhicules électriques. La question du dernier kilomètre doit être traitée en sanctuarisant, dans les documents d’urbanisme et dans les opérations, des espaces dédiés à la logistique. Ils pourraient être créés dans les pieds d’immeubles ou par reconversion des parkings enterrés. Sur les parkings de surface de zones commerciales ou d’activités avec comme condition qu’ils soient bien desservis par les transports en commun, l’intensification de la ville peut y trouver sa place.
Vous avez auditionné des collectivités. Quelles pratiques vous ont inspirées ?
Je pense à la métropole de Lyon qui a aligné ses documents de planification et les pratiques d’aménagement sur le plan climat-air-énergie territorial (PCAET). Cela se traduit par des coefficients de biotope, des obligations en matière de constructions en matériaux biosourcés et de réseaux d’énergie… Chaque territoire doit définir sa trajectoire carbone et ensuite la traduire dans les documents de planification, depuis l’échelle de la ville jusqu’à celle de l’immeuble ou de l’espace public.
« Demander à une commune rurale de décarboner de la même façon qu’une ville faisant partie du Grand Paris n’a pas de sens »
Le ZAN, en débat au parlement, constitue-t-il un bon outil au service de la décarbonation ?
Oui. Néanmoins, il faut l’utiliser en s’appuyant sur la diversité des territoires. Demander à une commune rurale de décarboner de la même façon qu’une ville faisant partie du Grand Paris n’a pas de sens. Il faut ensuite optimiser l’usage des secteurs déjà urbanisés et favoriser le renouvellement urbain. Cela passe, notamment, par les leviers fiscaux. Par exemple, on pourrait moduler la taxe foncière pour qu’elle soit plus forte dans les secteurs près des nœuds de transports, là où il faut intensifier la ville. Les communes verraient leurs ressources augmenter et pourraient être ainsi incitées – même si ce n’est bien évidemment pas le seul levier – à signer des permis de construire d’immeubles vertueux visant le niveau 2028 ou 2031 de la RE2020. Une autre mesure consisterait à moduler les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) en fonction de l’état du bâtiment. L’idée serait de les majorer s’il s’agit d’une passoire thermique.
Comment faire émerger le marché du carbone propre au secteur de l’aménagement que vous préconisez ?
Cela nécessite de développer des véhicules d’investissement capables de porter des terrains sur du très long terme pour y développer des opérations exemplaires. Lorsqu’elles verraient le jour, elles émettraient des certificats carbone et les céderaient sur le marché. Bien sûr, cela implique de donner une valeur au carbone évité et que la baisse des émissions de gaz à effet de serre devienne un bien commun au même titre que les espaces ou équipements publics. Chaque opération devra donc avoir un bilan carbone qui intégrerait l’obligation du réemploi et la réalisation d’un diagnostic ressources afin de financiariser la tonne de carbone évitée.
Comment encourager le recyclage du foncier et la rénovation des logements ?
Le foncier à recycler est souvent émietté ou occupé. En outre, cela coûte cher. Nous proposons de prendre en compte le coût de la démolition et, dans une certaine mesure, l’aide à la relocalisation des entreprises. Pour introduire de la mixité, avec du logement dans les zones commerciales, on pourrait, par exemple, rattacher les droits octroyés par la commission départementale d’aménagement commercial (CDAC) non pas au bâtiment mais à l’activité. Cela faciliterait son transfert temporaire ou définitif et pourrait assurer sa pérennité.
Nous proposons également de favoriser l’action des établissements publics fonciers et d’augmenter la durée de portage des fonciers dont ils sont acquéreurs. Enfin, le développement de foncières de logement serait complémentaire à l’offre de logement social et à l’accession, qu’elle soit aidée - avec le prix maîtrisé, le BRS… - ou qu’elle soit libre. Dans notre pays, attaché à la valeur patrimoniale du logement et à sa transmission, cela implique de changer de paradigme et de raisonner en valeur d’usage, comme nous l’avons vu ces dernières années avec la voiture individuelle.
« On ne voit pas bien pourquoi un immeuble en bois brûlerait plus vite chez nous qu’en Suède »
Quels sont les autres leviers sur lesquels il serait possible d’agir ?
La normalisation et la réglementation. Au vu des enjeux climatiques, le temps se raccourcit. On doit donc normaliser les constructions biosourcées en dix ans alors qu’on a mis plus de soixante ans pour les constructions traditionnelles, notamment en béton. L’assurabilité des bâtiments est un autre frein qui rejoint celui de la réglementation incendie.
Elle est très restrictive en France pour les matériaux biosourcés et la construction bois, contrairement à d’autres pays européens. Or, on ne voit pas bien pourquoi un immeuble en bois brûlerait plus vite chez nous qu’en Suède…
Vos préconisations seront-elles traduites dans la loi ?
Elles pourront l’être à l’issue des arbitrages ministériels. Il est prévu que la loi de programmation sur l’énergie et le climat [qui doit être adoptée d’ici à juillet 2023, NDLR] aligne la stratégie nationale bas carbone (SNBC) sur le « Fit for 55 » de l’Union européenne, c’est-à-dire une réduction des émissions de 55 % à horizon 2030 pour parvenir à la neutralité climatique en 2050. Il faudra cependant approfondir certaines de nos pistes.
Quel bilan faites-vous des neuf mois de travail ?
Une grande satisfaction, car tous les acteurs se sont impliqués et je les en remercie vivement. Nous avons eu le sentiment de faire filière. Mais ne nous leurrons pas, atteindre la décarbonation, ce n’est pas gagné. Se pose en effet la question de l’acceptabilité sociale de la densité et du modèle français : 80 % de nos concitoyens rêvent d’un pavillon. Or, ailleurs au sein de l’Union européenne, notamment en Espagne, l’immeuble collectif, qu’on trouve même dans les villages, est la règle. Le « déjà là », comme on dit dans notre jargon, facilite plus ou moins la réduction des émissions de gaz à effet de serre !
Les six leviers proposés dans la feuille de route de décarbonation de la filière de l’aménagement :
- connaître, quantifier, spatialiser les émissions de gaz à effet de serre dans l’aménagement et territorialiser la trajectoire nationale de décarbonation.
- optimiser l’usage des secteurs déjà urbanisés et favoriser le renouvellement urbain
- mobiliser l’action foncière pour la décarbonation des territoires
- développer et préserver les puits de carbone
- être mieux mobile
- réduire les émissions de CO2 dès l’acte d’aménagement et anticiper la gestion décarbonée