Les dark stores, prémices d'une ville sans vitrine ?

Aménagement urbain -

L'essor de ces mini-entrepôts en centre-ville inquiète riverains, petits commerçants et élus locaux. Ces derniers sont incités à réguler leur implantation et à réfléchir à l'intégration des nouveaux modes de livraison dans le paysage urbain.

 

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Début mars 2022, le premier adjoint (PS) à la maire de Paris, Emmanuel Grégoire, indiquait, par le biais d'une dépêche AFP, demander la fermeture de « dark stores » « créés illégalement » dans la capitale. Ces « magasins sombres », en référence à leur vitrine opacifiée, sont des bases de livraison ultrarapide de 2 000 à 3 000 références de biens de consommation courante commandés en ligne par des citadins pressés. Seules les grappes de livreurs qui font le pied de grue devant leurs devantures et les vélos, scooters et autres engins de locomotion stationnés là les font remarquer.

Effet Covid. Le phénomène est récent. De l'avis unanime des grands cabinets de conseil en immobilier commercial JLL, CBRE France et Cushman & Wakefield, la crise sanitaire a provoqué son éclosion, inéluctable à moyen terme, dans le prolongement du « quick commerce » et des « dark cuisines », eux-mêmes portés par un e-commerce qui a le vent en poupe : + 32 % sur les produits entre 2019 et 2020 (source : Fevad iCE). « La recherche du gain de temps par les consommateurs contribue d'une manière générale à la digitalisation du commerce », analyse Anthony Salomon, consultant food & beverage chez Cushman & Wakefield.

« Le premier confinement a été un élément déclencheur. La plupart des sociétés exploitantes de dark stores ont été immatriculées en France au 1er janvier 2021 », remarque Cédric Ducarrouge, directeur agence retail France de JLL. Marina Lavrov, directrice leasing retail chez CBRE France, se souvient de « la recrudescence de recherche de dizaines de points de vente à Paris, Lyon, Marseille ou Bordeaux en mai 2020. » Elle poursuit : « Le Covid a accéléré la tendance. L'objectif des opérateurs était de quadriller les villes pour livrer les clients finaux en dix minutes à vélo ». Dans l'Hexagone, ces nouveaux « quick commerçants » sont le français Cajoo, les allemands Gorillas et Flink, le turc Getir, l'espagnol Glovo, la start-up tchèque Rohlik, le britannique Dija ou encore GoPuff, Yango Deli, Zapp et Bam Courses.

Parts de marché coûte que coûte. « Leurs cahiers des charges portaient sur des boutiques ou de petits supermarchés d'une surface de 200 à 500 m2 , en rez-de-chaussée et proches du consommateur, ce qui collait plutôt bien avec les locaux rendus disponibles en centre-ville par l'épisode Covid », explique Marina Lavrov. Selon Anthony Salomon, la demande portait au début sur des emplacements de second rideau, « car le “ prime ” était trop coûteux ». En outre, ces acteurs n'ont nul besoin d'artère animée, ni de linéaire commercial actif pour ces locaux. Une aubaine pour leurs propriétaires, généralement des particuliers, des SCI familiales ou de petites foncières, pour qui la carence locative peut avoir des conséquences dramatiques sur les ressources. « C'était une course à l'échalote ; les opérateurs voulaient signer rapidement pour atteindre la taille critique nécessaire et prendre des parts de marché coûte que coûte », raconte Cédric Ducarrouge.

La tactique a changé quand le maillage des zones est devenu crucial et que le flou sur la qualification juridique du dark store a commencé à faire douter les propriétaires. Anthony Salomon remarque que la demande a évolué avec la multiplication des opérateurs et que certains se sont mis à accepter des loyers plus élevés. Cédric Ducarrouge précise : « De prises à bail à 110 à 120 euros le m2 à Paris, nous sommes passés à des valeurs locatives élevées, jusqu'à 700 euros le m2 . »

Levées de fonds massives. Amortir ce surcoût nécessite des fonds importants. « Récemment, Flink a levé 750 millions d'euros et Carrefour a investi 6 millions dans Cajoo », selon Cédric Ducarrouge. Ce que confirme l'étude de l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur) « Drive piétons, dark kitchens, dark stores.

Les nouvelles formes de la distribution alimentaire à Paris » parue en février 2022. Elle signale plus de 3,6 milliards d'euros levés par trois acteurs - Getir, Gorillas et Glovo -en octobre 2021. « Les fonds servent également à se faire connaître de sa future clientèle à grand renfort de publicités », énoncent François Mohrt et Bruno Bouvier, coauteurs de l'étude.

Les dark stores représentaient entre 3 et 4 % du commerce de détail classique en 2020-2021 selon CBRE

Ce déploiement rapide et intense entraînera à terme un sur-maillage du territoire et menacera le modèle économique. « La rentabilité est très incertaine et interroge le modèle. On imagine aisément, comme on l'a vu avec les trottinettes, que le développement agressif des opérateurs conduise à une concentration du secteur entre les mains de deux ou trois acteurs », analyse Marina Lavrov. Le russe Yango Deli a d'ailleurs annoncé fin mars son retrait progressif du marché français.

Pour tenir sa promesse de livraison éclair, le modèle ne peut se développer que « dans les quartiers les plus denses en population et les plus attractifs en clients potentiels », note François Mohrt. Seules les grandes villes et les aires urbaines sont ainsi visées par ce phénomène qu'il faut toutefois relativiser au vu de deux chiffres. Pour CBRE, les dark stores représentent sur les deux dernières années entre 3 et 4 % du commerce de détail classique ; JLL compare les 69 magasins répertoriés à Paris aux 88 000 pieds d'immeuble existants.

Cependant le nombre d'ouvertures reste difficile à évaluer. « L'Apur a sensibilisé l'ensemble de ses salariés pour repérer et comptabiliser les dark stores à Paris et dans sa région, en vue de réaliser son étude. Entre octobre 2021 et janvier 2022, leur nombre avait déjà doublé », raconte Bruno Bouvier. Plus de 80 dark stores appartenant à une dizaine d'enseignes sont recensés dans la capitale et sa proche banlieue à date de janvier dernier. A Lyon (Rhône), Camille Augey, adjointe au maire (EELV) en charge de l'emploi et de l'économie durable, comptabilise « une dizaine d'actifs ». A Rouen (Seine-Maritime), Sileymane Sow, adjoint au maire (PS) en charge notamment du commerce, compte « deux magasins fantômes de cuisine ».

Implantations sauvages. Le hic de ces déploiements éclair, c'est le peu de respect de la réglementation. Les opérateurs ont signé des baux commerciaux avec les propriétaires mais la destination initiale des locaux n'est pas respectée. Après le contrôle des 65 dark stores parisiens, le service de l'urbanisme en a considéré 45 comme illégaux, faute d'avoir demandé et obtenu une autorisation, voire un permis de construire, pour changer la destination du local commercial en entrepôt par la procédure de déspécialisation. Le constat est identique dans les autres villes touchées par le phénomène.

« Alertée par ses membres, France Urbaine a fait part de ses interrogations au gouvernement et demandé des outils de régulation et de contrôle, sans résultat », raconte Lionel Delbos, directeur en charge de l'économie des territoires. L'organisation a ensuite créé un groupe de travail ad hoc en février 2022. Et à la mi-mars, le gouvernement a édité une instruction intitulée « Modalités de régulation des dark stores ». Ce texte retient la qualification d'entrepôt de ces mini-lieux d'entreposage et renvoie aux plans locaux d'urbanisme (PLU) et aux schémas de cohérence territoriale (Scot) pour en réguler les implantations. Il rappelle en outre les sanctions applicables en cas de non-respect des règles : jusqu'à 25 000 euros d'amende par entrepôt.

Une instruction gouvernementale qualifie les dark stores d'entrepôts et renvoie aux PLU et aux Scot pour en réguler l'implantation

Mesures locales. Alors que la ville de Boulogne-Billancourt est confrontée aux conséquences de ces nouveaux modes de consommation, son maire (LR), Pierre-Christophe Baguet, est régulièrement saisi par des copropriétaires riverains de dark stores mécontents. Il a négocié avec deux acteurs commerciaux l'instauration de zones blanches : dès que plus de cinq livreurs s'y trouvent rassemblés, leur application de commande ne fonctionne plus. Il met aussi en garde contre les promesses des opérateurs qui « offrent des cadeaux », comme des travaux sur l'immeuble, en échange de l'autorisation de s'y installer…

Pour « s'adapter et trouver un équilibre », l'édile a chargé le conseil économique et social local, et son président délégué, Guy Sorman, de réfléchir à la question. Parmi les 17 mesures du rapport présenté le 30 mars, l'une porte sur la sensibilisation de la population et l'incitation aux bons comportements par des systèmes vertueux (« nudges »), en particulier autour de la rationalisation et de la mutualisation des livraisons. Au cabinet d'avocats Eversheds Sutherland, Eric Métais, associé en droit immobilier, approuve cette démarche : « Le volet pédagogique est primordial, il faut trouver un modus vivendi. » Camille Augey, elle, a ouvert un dialogue avec les opérateurs lyonnais pour tenter de régler les nuisances en imposant une attente en intérieur pour les livreurs et un mode de circulation adapté. Un arrêté d'interdiction de vente d'alcool à emporter à partir de 21 heures a été signé. La maire adjointe espère ainsi limiter ces commandes et le nombre de livraisons afférent. A Rouen, Sileymane Sow confesse que « la municipalité s'attelle à réguler, sans interdire ni stigmatiser, pour que les commerces sans vitrine ne deviennent pas une problématique ». Il explique : « Nous avons institué un droit de préemption en matière commerciale dans les périmètres de sauvegarde du commerce de proximité et un arrêté du maire pris en septembre 2021 réglemente la circulation à deux roues. »

La grande distribution dans les starting-blocks. Selon la Fevad, premier réseau d'e-commerçants en France, la part de l'e-commerce représentait 13,1 % du commerce de détail en 2020 (+ 4 points en deux ans) et 30 % des internautes commandent en ligne alimentation et boissons. « Les demandes de locaux restent toujours aussi dynamiques », observe Marina Lavrov. Présentes en proximité dans les territoires déjà bien maillés par les Franprix et Monoprix, deux enseignes historiques de la grande distribution s'engagent à leur tour dans la livraison rapide. L'étude de l'Apur signale ainsi « des partenariats signés entre Carrefour et Dija en octobre 2021, Casino et Gorillas en novembre 2021 ».

Face à ces réalités, n'est-il pas temps de lancer une vaste réflexion tant sur la logistique et la livraison du dernier kilomètre que sur la question cruciale de la vacance commerciale dans les centres-villes ? Un local vide est-il préférable à une vitrine aveugle ?

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