« Le juge a-t-il le droit de dire ce qui est beau ? » En posant cette question polémique lors des Journées juridiques du patrimoine (JJP) organisées à Paris le 3 octobre, le bâtonnier Alain de la Bretesche, président délégué de l’association Patrimoine-Environnement, a mis le doigt sur un sujet sensible et actuel en droit de l’architecture. La veille, le rapporteur public de la cour administrative d’appel de Paris s’était prononcé pour la suspension de l’annulation du permis de construire « ilôt Rivoli » de l’immeuble de la Samaritaine, obtenue au printemps dernier par la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France (SPPEF). Donc, en clair, pour une reprise du chantier.
Toujours la Samaritaine
Le tribunal administratif avait estimé, dans son jugement du 13 mai, que la juxtaposition du nouveau bâtiment prévu par LVMH, plus particulièrement sa façade ondulante exclusivement réalisée en verre, avec des immeubles parisiens en pierre, « variés mais traditionnels », apparaissait « dissonante ». Au contraire, pour le rapporteur public, le bâtiment prévu ne devrait pas trancher avec le tissu existant, qui fait preuve « d’une certaine hétérogénéité ». « Nous avions choisi d’attaquer sur la destruction de l’existant, dont la protection a été occultée, non sur l’aspect esthétique du projet », a déclaré Alexandre Gady, président de la SPPEF, en résumant le cadre juridique dérogatoire (en l’espèce, modification du PLU) du dossier. Après les réactions des architectes dénonçant des « critères esthétiques purement subjectifs », celles des juristes présents aux JJP étaient donc attendues.
Une nouvelle méthode de contrôle
Me Francis Monamy, avocat au barreau de Paris, a souligné que depuis un important arrêt du 13 juillet 2012 (1), le Conseil d’Etat avait révisé son interprétation traditionnelle de contrôle en matière d’esthétique. Jusqu’alors, les magistrats, s’appuyant sur l’article R.111-21 du Code de l’urbanisme, ne semblaient attentifs qu’à la seule adéquation du projet aux lieux dans lesquels il devait s’insérer. « Tout paysage, urbain ou naturel, paraissait, quel que soit son intérêt esthétique, mériter que l’on s’assure que des travaux ne viendraient pas le dénaturer ». Or, dans l’arrêt précité, le Conseil d’Etat déclare : « Le permis de construire peut être refusé ou n’être accordé que sous réserve de l’observation de prescriptions spéciales si les constructions, par leur situation, leur architecture, leurs dimensions ou l’aspect extérieur des bâtiments ou ouvrages à édifier ou à modifier, sont de nature à porter atteinte au caractère ou à l’intérêt des lieux avoisinants, aux sites, aux paysages naturels ou urbains, ainsi qu’à la conservation des perspectives monumentales ». Désormais, la méthode de contrôle du juge devra se faire en deux temps : d’abord, démontrer que le paysage en cause présente des particularités telles que l’opération ne peut être réalisée sans qu’il lui soit gravement porté atteinte ; ensuite, vérifier, en cas d’atteinte au site, que cet inconvénient n’est pas compensé par la satisfaction d’autres intérêts publics (par exemple, le regroupement de certaines installations). La cour administrative d’appel de Paris a déjà appliqué cette méthode de raisonnement (12 juin 2014, n° 13PA00543) pour annuler un refus de permis de construire. Lors des débats, les intervenants ont exprimé la crainte du développement d’une « esthétique judiciaire ». Dans ce cas, ont-ils souligné, le juge serait tenté de s’abriter derrière des experts ou de rendre une décision imprévisible.
Plus-value ou régression ?
Autre sujet d’inquiétude : le déclin programmé de certains outils de protection. Les sites inscrits sont en effet menacés dans le projet de loi « Biodiversité » (2) et il en va de même pour les ZPPAUP rebaptisées Avap (3) avec le projet de loi « Patrimoines » (Livre VI). L’exposé des motifs du projet de loi « Biodiversité » renvoie la pérennité de la protection des sites inscrits à caractère majoritairement architectural aux outils du Code du patrimoine, de type Avap. Or celles-ci sont vouées à disparaître en tant que servitudes de protection spécifiques portant sur des sites d’intérêt patrimonial ou paysager ou sur les abords de monuments historiques (4). Ces bouleversements induisent de nombreuses incertitudes. Est-il raisonnable de faire reposer tout l’appareil de protection sur le PLU, bientôt de dimension intercommunale ? Les participants aux JJP ont pointé de nombreuses difficultés. D’abord, le caractère évolutif d’un document d’urbanisme, appelé à être modifié ou révisé, plus sensible aux projets nouveaux qu’une servitude de protection. Ensuite, dans les petites ou moyennes communes, la prise en compte du patrimoine, avec sa dimension touristique ou artisanale, est plutôt affaire de proximité. La taille d’une agglomération ne parait pas être la bonne échelle pour protéger un site concernant seulement quelques communes membres. La question de l’échelle se pose également pour le Scot puisque selon la loi Alur, le document d’orientation et d’objectifs (DOO) doit identifier les espaces à protéger.
Le PLU patrimonial représente-t-il une plus-value ou une régression ? Pour Sibylle Madelain-Beau, ancienne architecte des Bâtiments de France, « un PLU patrimonial doit intégrer des orientations d’aménagement et de programmation avec des mesures de protection et de mise en valeur du patrimoine. Un véritable travail de qualité doit porter sur ces deux volets indissociables ». Or, si l’aspect « conservation, restauration et évolution du tissu existant semble à la portée de nombreuses collectivités, le travail portant sur les aménagements futurs paraît plus difficile à maîtriser ». Les participants aux JJP sont pourtant tous tombés d’accord sur le fait que la cohérence entre le passé et le futur demeure la clef d’un aménagement urbain de qualité.