Qu'une théorie urbaine devienne un phénomène médiatique n'est pas si fréquent. Pourtant, depuis quelques mois, « la ville du quart d'heure » s'expose à longueur de journaux tandis que son concepteur, le chercheur français d'origine colombienne Carlos Moreno, est fréquemment convié à en expliciter le principe. Alors que l'aménagement du territoire était fondé depuis des décennies sur la capacité à se déplacer toujours plus vite et plus loin, avec les conséquences que l'on sait sur la facture énergétique et l'étalement urbain, le scientifique appelle en quelque sorte les citadins à regagner leur quartier.
Petites polarités. Son idée repose sur une organisation urbaine permettant aux habitants d'accéder, en un quart d'heure, à tout ce que demande leur quotidien. A pied ou à bicyclette, ils pourraient, depuis chez eux, rejoindre leur travail, les magasins d'alimentation, le cabinet du médecin, l'école des enfants sans oublier les équipements sportifs ou culturels et les parcs publics. En plaidant pour un système de petites polarités mixant les usages, Carlos Moreno invite à « penser non pas autrement la ville, mais la vie dans la ville », ainsi qu'il l'écrit dans « Droit de cité - De la “ville-monde” à la “ville du quart d'heure” » (1). Le concept, qui renverrait les bouchons et les transports en commun surchargés à la préhistoire des métropoles durables, ne pouvait que séduire.
En 2020, Anne Hidalgo en a fait un argument de sa campagne de réélection à la mairie de Paris, et à Nantes comme à Marseille, on s'y réfère volontiers.
« Nous voyons la proximité comme un moyen d'apaiser la ville, d'améliorer le lien social. » Jean-Philippe Bouillé, adjoint à la maire de Mulhouse en charge de l'urbanisme
Le sujet n'est pas réservé aux vastes entités urbaines : Mulhouse souhaite s'en saisir dans le but d'utiliser « la proximité comme un moyen d'apaiser la ville, d'améliorer le lien social », expliquait récemment son adjoint à l'urbanisme, Jean-Philippe Bouillé. Côté opérateurs, l'Association familiale Mulliez, à la tête d'enseignes comme Leroy-Merlin ou Auchan et de foncières comme Ceetrus, a fait sienne la ville du quart d'heure en lançant, fin janvier, la société immobilière Nhood, qui œuvrera à la diversification de sites purement commerciaux.
Le principe n'est pas complètement nouveau : Carlos Moreno l'a formulé dès 2015, sans avoir alors été vraiment entendu. Et des stratégies ont déjà été établies montre en main. Dès sa création en 2017, In'li, la filiale d'Action Logement dédiée à l'habitat intermédiaire en Ile-de-France, s'est fixé cette « règle simple » que rappelle le président de son directoire, Benoist Apparu : « Nous achetons ou construisons à dix minutes maximum d'un pôle de transports ferrés. » Il y a plus de dix ans, la ville américaine de Portland (Oregon) élaborait, elle, la cartographie des « 20-minute Neighborhoods ». Il s'agissait de repérer les quartiers (neighborhoods) qui étaient à une distance raisonnable des pôles de commerces et d'équipements.
Qualité de vie. Pour améliorer la qualité de vie de leurs administrés, des collectivités françaises ont développé des politiques temporelles à partir de la fin des années 1990. « Nous avons par exemple agi sur les horaires d'ouverture des services, explique Catherine Dameron, responsable du bureau des temps de la Ville de Rennes. Mais même si les premières expérimentations avaient été portées par la Datar, l'aménagement n'a pas été immédiatement un levier d'actions. » Toutefois, si les concepteurs urbains ont continué à penser en termes de surfaces plutôt que de minutes, voilà des années qu'ils cherchent à rompre avec la logique de séparation des fonctions urbaines de la charte d'Athènes de 1933 et à penser des quartiers plus mixtes. Stephen Barrett, architecte partenaire de l'agence britannique Rogers, Stirk Harbour + Partners, rappelle que son fondateur, Richard Rogers, « a entamé depuis longtemps cette réflexion sur une ville qui permette de satisfaire ses besoins quotidiens en ne parcourant que de courtes distances ». L'idée est communément admise que pour lutter contre l'étalement urbain, point de salut hors de la ville dense.
Mais quand le principe de la densité urbaine hérisse le citadin, celui de ville du quart d'heure est infiniment plus sympathique. « La formule est aisé ment compréhensible, estime Stephen Barrett. Je suis d'ailleurs un peu jaloux, j'aurais aimé la trouver. » Pour le géographe Luc Gwiazdzinski, spécialiste des rythmes de la ville, « la notion de temps n'est pas technique, elle renvoie à une dimension sensible. Et puisqu'elle est de la compétence de tout le monde, l'utiliser pour organiser la vie des territoires améliore le dialogue. »
Aide à la décision. Les promoteurs d'un urbanisme du temps appellent donc à inscrire cette unité de mesure dans les documents d'urbanisme comme les PLU ou les Scot. Catherine Dameron note qu'elle peut être une aide à la décision imparable en matière de projet : « Il y a quelques années, une commune de l'agglomération de Rennes qui hésitait entre deux zones pour engager un développement urbain a appuyé son choix sur une cartographie des temps d'accès aux commerces et des services que nous avions élaborée. » Et quand il s'agit de regrouper les fonctions dans une zone délimitée, le temps apparaît aussi comme un outil puissant d'optimisation de l'usage des lieux. « Souvent, un espace correspond à une seule fonction, remarque Luc Gwiazdzinski. Pourtant, on pourrait faire en sorte qu'il accueille une succession d'activités tout au long de la journée. » En se fondant sur ce principe de mutualisation, la Ville de Paris expérimente depuis la fin janvier l'ouverture des cours de récréation de 11 écoles et d'un collège le samedi après- midi, afin d'en faire des lieux de loisirs de proximité.
Le concept de Carlos Moreno semble plein de bon sens. Pour autant, il ne sera probablement pas la solution à tous les maux de l'urbain. Même si, selon le chercheur, la pandémie de Covid-19 a changé la donne en matière de travail, cette fonction pourrait être la plus difficile à manier. Les villes peuvent en effet orienter la programmation commerciale d'un quartier, comme la Samoa, l'aménageur de l'île de Nantes, y est parvenue dans le secteur de la Prairie-au-Duc, en recourant à un opérateur unique. Mais influer sur les entreprises et la stratégie d'implantation de leurs bureaux semble plus délicat. Jean-Luc Charles, directeur général de la société d'aménagement nantaise, estime par ailleurs que « si la ville du quart d'heure est possible en matière d'offres de services, dans les faits, il est rare que tous les membres d'une même famille travaillent ou étudient dans un même périmètre ».
Le risque de l'entre-soi. Jean-Marc Offner, directeur général de l'agence d'urbanisme Bordeaux Aquitaine, l'A'urba, pointe, lui, un risque « de survalorisation de la proximité qui peut rapidement amener à favoriser l'entre-soi des résidents. On fait comme si les gens de passage, les étudiants par exemple, n'existaient pas alors que le mélange fait l'essence des grandes villes. » Pour l'urbaniste, l'autre défaut majeur de la ville du quart d'heure est de ne concerner que… la ville : « Le véritable enjeu est hors des centres, dans le périurbain pour lequel ce modèle n'est pas adapté. Or c'est dans la ville diffuse qu'il faut penser la décarbonation. » Carlos Moreno l'a pris en compte. Il propose de décliner son principe pour organiser des « territoires de la demi-heure. » Mais là, ça ne se fera pas à pied.