Lentement mais sûrement ! Depuis une quinzaine d'années, la gestion publique de l'eau gagne du terrain en France. Une tendance confortée par les récentes décisions des métropoles de Lyon et de Bordeaux de reprendre la gestion directe de l'eau potable à compter du 1er janvier 2023 ainsi que l'assainissement dans l'agglomération bordelaise au 1er janvier 2026. Ce mode de gestion - régie ou délégation de service public (DSP) confiée à une société publique locale (SPL) - concerne désormais 44 % de la population, contre 31 % en 1998 pour l'eau potable, et 62 % pour l'assainissement, contre 45 % en 1998 (voir graphique ci-contre).
« Cette hausse, de 0,5 à 1 point par an, tient à la (re)prise de l'eau en gestion publique dans les grandes villes ou agglomérations - Grenoble en 2001, puis Paris, Brest, Rennes, Nice, Montpellier… dans les années 2010 -, mais aussi dans de plus petites municipalités, communautés ou syndicats ruraux. L'extension progressive du périmètre des grands syndicats départementaux organisés en régie a aussi pesé », décrit Régis Taisne, chef du département Cycle de l'eau à la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR). C'est ainsi que Noréade regroupe aujourd'hui dans les Hauts-de-France quelque 750 petites communes.
Intérêt général. Pour les élus écologistes à la tête de la métropole lyonnaise, le passage à la régie représente la seule alternative possible dans un contexte de dérèglement climatique, de raréfaction de la ressource et de par la nature même de l'eau. « Nous changeons de paradigme. L'eau n'est plus considérée comme une simple ressource mais comme un bien vital pour l'ensemble du vivant. Elle doit être préservée dans l'intérêt général », explique Anne Grosperrin, vice-présidente du Grand Lyon, déléguée à l'eau et à l'assainissement. Dan Lert, président de la régie Eau de Paris et adjoint (EELV) à Anne Hidalgo en charge de la transition écologique, argue également que « la financiarisation de l'eau, récemment entrée sur les marchés spéculatifs en Australie, constitue un argument de plus, de même que le projet de rachat de Suez par Veolia » qui risque d'engendrer la naissance d'un groupe XXL à la position quasi monopolistique.

Depuis 2011, la courbe basse isole les entités publiques qui sous-traitent très peu de leur activité d'exploitation à une entreprise. La courbe haute comptabilise en plus celles qui sous-traitent une part significative de cette activité.
Régis Taisne avance une autre raison. « La protection de la ressource en amont passe de plus en plus souvent par des négociations avec les agriculteurs qui exploitent les terres autour des champs captants pour les inciter à se convertir au bio, à utiliser moins de pesticides. Sur ce sujet très politique, les collectivités locales ont besoin d'avoir la main. » Mais le choix en faveur d'une gestion publique peut résulter d'arbitrages plus pragmatiques, fondés sur des études comparatives entre régie, DSP et désormais société d'économie mixte à opération unique (Semop) et/ou la prise en considération de données locales. Comme à Nice (lire ci-dessous), où, en 2013, Christian Estrosi, maire (LR) de la ville et président de la métropole, a mis fin à cent cinquante ans de concession avec la Compagnie générale des Eaux, devenue Veolia. Une décision motivée par « l'attachement à la régie de certains élus ruraux de l'agglomération et la volonté d'un traitement équitable et de qualité sur l'ensemble du territoire », indique Hervé Paul, président du conseil d'administration de la régie Eau d'Azur.
Par ailleurs, les collectivités semblent mieux armées qu'il y a une quinzaine d'années pour gérer les services de l'eau. « Elles ont clairement affiché leur volonté d'une reprise en main. Celle-ci a été facilitée par le développement de l'intercommunalité, qui a favorisé la montée des compétences en interne », estime Régis Taisne. Les autorités organisatrices ont ainsi recruté des techniciens et des ingénieurs de bon niveau pour contrôler les délégataires. A Lyon, le passage en régie entraînera le recrutement d'un directeur(trice) de l'eau et d'une équipe. Certaines collectivités ont aussi beaucoup travaillé sur les systèmes d'information et la maîtrise des données. Des élus pointent cependant la baisse du niveau d'expertise accompagnant, selon eux, le passage en régie. Les marchés de prestations de services avec les opérateurs privés peuvent offrir une solution. C'est l'option retenue par la métropole de Nantes.

Dans la métropole lyonnaise, la future régie fera des acquisitions foncières afin de diversifier l'origine de la ressource qui provient à plus de 90% du champ captant de Crépieux-Charmy.
Arbitrer entre entretien et renouvellement. Côté investissements, le passage en régie n'entraîne pas de baisse de l'effort d'équipement. Au contraire. Dans la métropole lyonnaise, alors que le taux de renouvellement des réseaux s'établit déjà à 0,93 % (contre une moyenne nationale de 0,61 %), les élus verts visent un objectif de 1,2 % minimum, en réaffectant les marges du délégataire « de l'ordre de 6,5 % par an, sans compter les marges cachées que nous n'avons pas estimées », indique Anne Grosperrin. La future régie procédera également à des acquisitions foncières pour diversifier l'origine de la ressource, qui provient à plus de 90 % d'un seul champ captant situé à Crépieux-Charmy. En revanche, « le prix du service ne va pas baisser », annonce la vice-présidente. A l'inverse de Paris, où la régie, un an après sa création, en 2010, a diminué le prix de l'eau de 8 %, tout en maintenant son niveau d'investissement. « Le taux de renouvellement atteint 0,8 % et le taux de rendement 91,3 %, contre une moyenne nationale de près de 80 %, et une obligation réglementaire de 85 %. Nous réinvestissons la totalité de nos excédents d'exploitation, soit 86 M€ en 2019 », précise Dan Lert. Eau de Paris met aussi en œuvre une stratégie d'investissement raisonné, en arbitrant en permanence entre entretien des réseaux (réparation des fuites) et renouvellement.
Une stratégie qui pourrait avoir valeur d'exemple dans un secteur régi par le principe « l'eau paye l'eau »… et confronté au fameux effet ciseau. Avec d'un côté, des recettes en recul en raison de la baisse de la consommation et la mise en place de la tarification sociale, notamment ; de l'autre, des dépenses en hausse sous le coup notamment de l'augmentation continue des exigences réglementaires et du vieillissement du patrimoine.
Hauts-de-France - Des investissements sur le très long terme
« Depuis sa création en 1950, le syndicat a choisi de travailler avec une régie. Ce choix visionnaire a facilité l'implication des élus. Malgré un territoire qui s'étend sur 250 km, ils se sentent concernés par cette gestion qui offre une solidarité territoriale forte avec un coût identique pour tous.
Ce fonctionnement facilite aussi les investissements sur le très long terme », se félicite Paul Raoult, président du Siden-Sian (syndicat intercommunal de distribution d'Eau du Nord-syndicat intercommunal d'assainissement du Nord), de sa régie Noréade et à l'origine du réseau France eau publique.
Cette régie - l'une des plus grandes de l'Hexagone avec plus de 750 communes de quatre départements représentant un million d'habitants et 600 salariés répartis sur 10 sites - finance des projets de longue haleine. En trente ans, 200 M€ ont ainsi été consacrés à la création d'une dorsale de 200 km permettant de relier 15 champs captants. « Face aux sécheresses qui se répètent, ce choix a été salutaire. Nous n'aurions pas pu le faire avec un système contractuel », estime Paul Raoult. La régie atteint ainsi le taux remarquable de 1 % de renouvellement annuel sur les conduites d'eau potable, soit environ 100 km remplacés chaque année. Sur la période 2021-2026, 182 M€ de travaux sont programmés sur ce poste, soit presque 40 % des investissements totaux dédiés à l'eau et l'assainissement.
L'amélioration des 6 000 km de réseaux de collecte d'eaux usées bénéficiera, elle, de 90 M€ et leur extension de 90 M€. « Le statut de régie, couplé à une taille importante, permet de recruter des cadres supérieurs de très haut niveau. Le fait de tout gérer en interne simplifie aussi grandement le pilotage des travaux ainsi que la recherche et le développement », souligne Paul Raoult.
Emmanuelle Lesquel
Métropole Nice Côte d'Azur - Une régie pour un service équitable
Sept ans après la naissance de la régie Eau d'Azur, le président de son conseil d'administration, Hervé Paul, est satisfait. Avec comme adhérentes les 49 communes (soit environ 550 000 habitants) de la métropole Nice Côte d'Azur, l'établissement public industriel et commercial couvre désormais l'intégralité d'un bassin versant, de la montagne au littoral.
Et cela, sur la base d'une tarification progressive se concrétisant par la baisse de la facture d'eau potable de 80 % des abonnés. « En clair, ceux qui consomment plus de 120 m3 par an paient pour les autres avec un prix au m3 qui a augmenté de 7,5 % », précise Hervé Paul, convaincu du « choix politique » de confier à une régie le service de l'eau potable par la volonté de « maîtriser et de donner de la visibilité aux investissements dans une logique d'équité ». Les 116,2 M€ dépensés entre 2015 et 2019 ont notamment permis de mettre à niveau les installations des communes rurales de l'arrière-pays niçois et de garantir à celles du littoral deux sources d'alimentation différentes au cas où l'une ne fonctionnerait pas.
A la veille de l'adoption du plan pluriannuel d'investissement 2021-2025, la régie doit répondre à plusieurs défis, dont celui de réparer les dégâts causés par la tempête Alex dans les vallées de la Tinée et de la Vésubie, soit 20 km de réseaux détruits, 12 sources dégradées ou détruites, six stations de pompage hors service… En parallèle de ces travaux, qui devraient être financés à hauteur de 50 % par l'agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse, la régie va poursuivre la sécurisation de la ressource en eau, le renouvellement des réseaux et la sûreté des ouvrages. En 2021, elle prévoit déjà de dépenser 43,9 M€.
Christiane Wanaverbecq
Métropole de Nantes - Une mixité d'opérateurs stimule la R & D
Lors de la création de Nantes Métropole en 2001, un système mêlant acteurs publics et privés a été institué autour de trois entités : une autorité organisatrice, à travers la direction du cycle de l'eau ; une régie publique forte (400 agents et 65 % des abonnés), en charge de la principale usine d'eau ; et des opérateurs privés.
« Cette organisation nous permet de maintenir une expertise en interne et d'offrir un service public de qualité, avec, par exemple, un prix de l'eau unique pour les 24 communes, de surcroît inférieur à celui de territoires comparables », souligne Robin Salecroix, vice-président de Nantes Métropole, en charge de la politique de l'eau et de l'assainissement.
Un comité scientifique associant des experts nationaux complète ce dispositif sur les questions d'assainisse ment. « Grâce à eux, on observe une émulation sur l'innovation chez nos exploitants privés », note Anne-Sophie Douard, responsable du pôle gestion des opérateurs et contrôles. « C'est une façon pour nous de bénéficier de la force de frappe en R & D de ces grands groupes », ajoute-t-elle.
Et de citer, pour Suez, la réinjection de biogaz dans le réseau ou le projet Nose sur l'objectivation des nuisances olfactives, et pour Veolia, la relève des compteurs par téléphone ou le suivi fin des réseaux qui permet à la collectivité de contrôler les fuites et donc de mieux programmer ses investissements.
Autre originalité, la métropole n'a plus recours à des DSP mais à des marchés de prestations de service de sept ans. « Ils autorisent une négociation lors de la mise en concurrence qui a permis de mieux rapprocher les offres de nos besoins avec, là encore, de nombreuses innovations », assure Anne-Sophie Douard.
Jean-Philippe Defawe