En 2023, deux accidents mortels sont respectivement survenus sur les chantiers du Grand Paris express et du Lyon-Turin. Si ces drames ont fait grand bruit, chaque semaine en France, des salariés du BTP perdent la vie dans le cadre de leur travail. La tendance est même nettement à la hausse. L’Assurance maladie a ainsi dénombré 168 décès en 2022, contre 126 en 2021.
Les accidents graves, d’ailleurs difficiles à qualifier et donc à quantifier (lire encadré), sont eux aussi encore trop nombreux. « Si le taux de fréquence des accidents du travail (AT) s’améliore chaque année, on note un plateau pour l’indice de gravité (passé, selon les dernières données disponibles, de 27,9 en 2019 à 24,8 en 2021, NDLR) », commente Paul Duphil, secrétaire général de l’OPPBTP. Les chiffres 2022 n’ont pas encore été publiés à ce jour, mais les tendances « ne sont pas bonnes ».
Risque électrique, chute de hauteur, heurts engins-piétons
Dans le secteur, les trois principaux dangers à l’origine des accidents les plus graves sont le risque électrique, le risque de chute de hauteur et celui lié aux heurts engins-piétons. Chaque chantier présente en outre ses spécificités. La société du Lyon-Turin évoque par exemple « les risques liés à la gestion des urgences dans les tunnels longs et profonds ». Nathalie Poncin, référente HSE de la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo), cite de son côté « la multiplicité d’acteurs dans un espace contraint en milieu périurbain » ainsi que les interactions avec les riverains aux alentours des chantiers.
Comment expliquer ce plateau, y compris sur les grands chantiers, alors que les risques sont connus ? Les acteurs de la prévention identifient des problèmes persistants. Vincent Giraudeaux, président de la fédération des acteurs de la prévention (FAP), évoque ceux liés à la sous-traitance horizontale et verticale, et les pertes d’informations qu’elle charrie, ou encore le sens que l’on donne au travail. « Comment peut-on accepter de construire le chantier avec une base vie du siècle dernier ? », développe-t-il, persuadé de l’existence « d’un effet papillon : le compagnon ne peut pas être motivé et écouter les consigness’il ne se sent pas considéré et écouté ».
Surcroît d’activité post covid, nouvelles méthodes de construction…
« L’implication des maîtrises d’ouvrage n’est pas au niveau où elle devrait être », dénonce pour sa part Paul Duphil. Selon lui, elles ne s’assurent pas suffisamment, avant le début des travaux, des compétences et de la performance des entreprises en matière de prévention, puis ne mènent pas assez d’audit.
« Au niveau national, nous ne sommes pas assez organisés pour analyser les causes des accidents », note-t-il par ailleurs. A ses yeux, davantage de moyens mériteraient d’être mis en place. « Ces dernières années, nous avons observé des malaises après des efforts physiques ou en pleine canicule », ajoute le porte-parole de l’OPPBTP, qui regrette que ces évènements soient un peu trop rapidement renvoyés à des causes individuelles.
Paul Duphil pense que les mauvais chiffres pourraient aussi s’expliquer par un surcroît d’activité post covid et l’arrivée sur les chantiers de nombreux compagnons « peu expérimentés ». Le secrétaire général de l’OPPBTP évoque aussi de nouvelles méthodes de construction, qui nécessitent un temps d’appropriation. Et de citer la rénovation et l’utilisation du bois, qui nécessitent beaucoup de levage.
« Plus le chiffre est bas, plus il est difficile de le faire diminuer. Mais il est hors de question que l’on se dise qu’on ne peut pas faire mieux !», déclare Vincent Giraudeaux. Le gouvernement a d’ailleurs lancé un plan pour la prévention des accidents du travail graves et mortels en 2022 qui prévoit notamment l’expérimentation d’un parcours d’accueil à destination des nouveaux embauchés ou encore la révision et la diffusion des messages de prévention en langues étrangères.
Culture sécurité
Conformément au Code du travail, l’employeur, responsable de la santé et de la sécurité de ses salariés, doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer leur sécurité. Le tout en suivant neuf principes généraux de prévention (éviter les risques, les combattre à la source, évaluer ceux qui ne peuvent pas être évités…) parmi lesquels figure la prise en compte des évolutions techniques. Mais pour Philippe Louppe, directeur QSE de Legendre Construction (2 400 salariés), « l’innovation technologique représente une partie de la solution, mais c’est le management de la sécurité, des changements et des comportements qui importe le plus ». La culture sécurité que tentent de développer les entreprises -le groupe Legendre s’y est penché avec l’aide de l’OPPBTP et de l’Institut pour une culture de la sécurité industrielle (Icsi)- prend parfois du temps à être assimilée.
« L’analyse des accidents mortels survenus sur le Grand Paris (cinq aujourd’hui, NDLR) montre qu’ils ne sont pas directement liés au cœur de nos activités, mais à des tâches périphériques (entretien, manutention, logistique…). Tous les leviers sont ainsi bons à actionner, il ne faut jamais baisser la garde », analyse de son côté Bertrand Masselin, responsable de la sécurité et de la sûreté des chantiers à la Société des grands projets. Au-delà de l’employeur, toute la chaîne doit être embarquée.
Des maîtres d’ouvrage qui vont au-delà du Code du travail
A commencer par les maîtres d’ouvrage. « Certains, comme la Solideo, la Société des grands projets ou la Société du Canal Seine-Nord Europe vont au-delà du Code du travail », note Paul Duphil. La Solideo vante par exemple ce que Nathalie Poncin appelle sa « comitologie », c’est-à-dire les réunions entre les différents acteurs. Elle évoque notamment le binôme entre OPC (ordonnancement, pilotage, coordination) inter-chantier et coordonnateur sécurité et protection de la santé (SPS) inter-chantier ou encore le club de prévention HSE censé faire remonter les enjeux liés aux différents chantiers.
Autre exemple : depuis septembre, la Société des grands projets impose le Passeport securité interim, à la charge de l’entreprise de travail temporaire (Pasi) pour tous les nouveaux intérimaires. Le maître d’ouvrage accorde par ailleurs aux coordonnateurs SPS des prérogatives plus importantes que celles prévues par le Code du Travail.
Alors qu’en principe, ces experts ne font qu’émettre des observations non contraignantes sur le Plan particulier de sécurité et de protection de la santé (PPSPS) des entreprises, ils donnent leur avis pour visa dans le cadre des travaux du Grand Paris express. La Société des grands projets les autorise aussi à arrêter temporairement les travaux en cas de constatation d’une situation dangereuse, et pas seulement en cas de danger grave et imminent tel que le prévoit la loi. « Si y a un doute, il n’y a pas de doute », appuie Bertrand Masselin, qui dit préférer risquer d’être excessif que de fermer les yeux.
« N’ayant pas de lien contractuel avec toutes les entreprises intervenantes, les maîtres d’ouvrage ne peuvent cependant pas toujours aller aussi loin qu’ils le souhaiteraient », poursuit Bertrand Masselin. Des solutions sont progressivement trouvées. Par exemple, la Société des grands projets a récemment convoqué un prestataire de grutage impliqué dans plusieurs accidents matériels. « Nous avons mis en demeure les entreprises ayant recours à ce prestataire d’exiger qu’il produise des éléments attestant une amélioration qualitative, et demandé aux maîtres d’oeuvre une vigilance particulière sur ce cas. »
Pression sociétale
Pour améliorer la tendance, l’un des leviers sera peut-être la pression sociétale. Les accidents survenus sur le Grand Paris par exemple, sont largement relayés dans les journaux nationaux, quand leurs équivalents sur tous les autres chantiers de moindre importance ne font l’objet que d’un entrefilet dans la presse régionale. Pourtant la sinistralité y est plus basse, rapportée au nombre d’heures travaillées, par rapport à la moyenne du secteur, selon la Société des grands projets.
De manière plus générale, « l’acceptabilité baisse », observe Vincent Giraudeaux. « « C’est le risque du métier », disaient les anciens aux apprentis. On n’entend plus guère cette maxime aujourd’hui », constate Christophe Desplat, ingénieur conseil national spécialisé dans le BTP à l’Assurance Maladie - Risques professionnels, qui conclut : « ce type de propos n’est plus admissible, et nous pouvons nous en féliciter ».