Tous les messages de l'agriculture urbaine se sont concentrés à Saint-Denis, emblème du 93, ce 1er juillet lors de l'inauguration de la serre imaginée par les agences d'architecture Lacaton & Vassal et Gaëtan Redelsperger sur le toit d'un ancien hangar. La performance environnementale a servi de déclic : la mesure de l'énergie solaire accumulée dans la coque de polycarbonate et transmise au rez-de- chaussée par la dalle de béton est la contribution française au projet Greenhouses to Reduce CO2 on Roofs (Groof). Aux côtés des projets pilotes allemand, luxembourgeois et belge bénéficiaires du programme européen Interreg, la Ferme Ouverte de Saint-Denis explore les gisements de carbone à économiser dans les toitures dédiées à l'agriculture urbaine. Le CSTB et l'institut technique de l'horticulture Astredhor contribuent au suivi scientifique de l'expérimentation. Sur les 600 000 euros investis par les Fermes de Gally dans la transformation du bâtiment originel, Groof contribue à hauteur d'un tiers.
Derrière la chasse au carbone se cache un enjeu social : « Ce projet ramène de la fierté au territoire », se réjouit Xavier Laureau, cogérant des Fermes de Gally, en franchissant la dernière marche de l'escalier qui conduit aux cultures intensives de tomates hors-sol. Aux confins de Pierrefitte et de Stains, l'émergence translucide signale l'entrée dans Saint-Denis, côté boulevard. Mais il faut se retourner pour ressentir l'effet d'émerveillement voulu par les architectes. Vestige renaissant d'un foyer majeur du maraîchage francilien du XIXe siècle, la plaine de la Vertu s'offre aux regards, avec au premier plan l'exploitation de 3 ha, puis la mosquée et les grands ensembles de la banlieue populaire. Le maître d'ouvrage peut revendiquer sa part dans la fierté reconquise : exploitant des vergers contigus au domaine de Versailles depuis le XVIIIe siècle, la famille Laureau parie sur l'égalité entre les territoires de la métropole capitale, depuis ceux des bobos des Yvelines jusqu'à ceux des prolos du 9-3.
Paris gagnés. L'inauguration du 1er juillet entre en résonance avec un autre pari gagné : l'agriculture urbaine a réussi son entrée dans la politique de la Ville. A l'issue des trois appels à projets qu'elle a lancés à partir de février 2020, l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) dresse le bilan de son programme « Quartiers fertiles » : l'Etat a investi la totalité des 34 M€ promis, dont 14 apportés par le plan de relance, au bénéfice de 100 projets de fermes répartis dans 140 quartiers.
Engagée dès 2016 dans la capitale sous le nom de Parisculteurs, l'autre initiative pionnière des politiques publiques de soutien à l'agriculture urbaine se solde, elle aussi, par un bilan d'étape plus qu'encourageant. « Aux 30 ha déjà exploités intra-muros, la quatrième saison en cours en ajoutera une quinzaine, dont 12 extra-muros, soit sur du foncier appartenant à la Ville de Paris, soit dans le cadre d'accords avec d'autres collectivités de la première couronne », annonce Audrey Pulvar, adjointe à la maire chargée de l'alimentation durable, de l'agriculture et des circuits courts. Pour cette cinquième saison, dont le lancement interviendra mi-2023, la municipalité tiendra compte de l'étude de potentiel qu'elle doit commander à l'Apur, son agence d'urbanisme.
La consolidation de l'acquis passe par la professionnalisation. A l'Anru, cette conviction se traduit par l'ambition de fédérer un réseau d'acteurs. Au ministère de l'Agriculture, le rapport publié ce printemps par le Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) recommande de s'appuyer sur l'Association française de l'agriculture urbaine professionnelle pour finaliser la définition et l'observation de la filière émergente. L'ingénieur des Ponts, des eaux et des forêts Claude Bernhard, auteur du texte, propose deux mesures au croisement de l'agriculture et de l'urbanisme : l'articulation des projets alimentaires territoriaux avec les documents d'urbanisme locaux, et l'adaptation des baux ruraux - signés pour neuf ans - à la réalité urbaine, pour fluidifier l'accès au foncier.

Economie circulaire. Côté maîtrise d'ouvrage, le nouveau guide « Développer des projets d'agriculture urbaine avec la méthode Meth-Expau » (1) vient de combler un vide. « Ce document répond à la demande croissante d'accompagnement exprimée par des acteurs démunis », estime la coordinatrice de la rédaction Giulia Giacchè, agronome et docteure en aménagement du territoire. Comme l'Anru, l'universitaire constate les distorsions de calendrier. « Il faut anticiper et gérer les décalages entre le temps politique, celui du projet urbain et celui de l'agriculture urbaine », avertit-elle.
Enfin, côté maîtrise d'œuvre et exploitation, l'agriculture urbaine bénéficiera des retombées de l'Unité mixte technologique durabilité des fermes urbaines professionnelles (UMT FUP). Lancé en mai pour trois ans renouvelables une fois, ce groupe de recherche appliquée approfondira les thèmes suivants : « Les bénéfices socio- écologiques de l'agriculture urbaine, y compris dans le registre esthétique ; son inscription dans l'économie circulaire, en particulier dans la gestion de l'énergie et des déchets ; la gouvernance et les modèles économiques ; et enfin, les techniques agricoles », énumère Antoine Jacobsohn, adjoint au directeur en charge du Potager du roi à Versailles à l'Ecole nationale supérieure du paysage (ENSP), partie prenante de l'UMT pilotée par Astredhor. Consacrée à la terre et tout juste clôturée, la seconde biennale d'architecture et de paysage d'Ile-de-France n'avait pas choisi au hasard le site du Potager du roi, pour l'une de ses expositions : les panneaux conçus par Gilles Clément et l'agence de paysage Coloco ont offert un éclairage sur les besoins auxquels répond l'UMT, au moment où la région s'interroge sur le recyclage et la fertilisation des matériaux excavés sur les chantiers du Grand Paris.
Du foisonnement d'activités et de réflexions suscité par l'agriculture urbaine, les acteurs du BTP peuvent au moins retenir une certitude : ni le bâtiment agricole, ni l'aménagement urbain n'en sortiront indemnes.