Qui n’a pas un jour ou l’autre fantasmé sur la maison médicale Mémé et ses façades impeccablement bigarrées ? C’est précisément à l’occasion de sa construction sur le campus des étudiants en médecine de Woluwé-Saint-Lambert en 1972, que Patrick Bouchain a rencontré pour la première fois son maître, Lucien Kroll. 40 ans plus tard, ce bricoleur de haut vol l’a invité en compagnie de Simone, paysagiste, à investir le Lieu unique sur le principe de l’appropriation.
Participation candide et pédagogie non-directive nous ramènent aux années 1968 et à l’enthousiasme des pionniers des villes nouvelles, mais c’est une œuvre bien vivante qui nous est donnée à voir en cet automne nantais. Un peu partout, sous d’impératifs « servez-vous ! », on trouve des calques.Quinze jours après l’ouverture, il n’en restait plus beaucoup… Cette exposition* monographique d’un couple ayant allègrement dépassé les 80 ans n’exhale pas l’odeur compassée du mausolée, bien au contraire. Il faut dire qu’elle est aussi occupée pendant deux mois par de jeunes architectes. Avec le souci de prolonger cette œuvre de transmission, Patrick Bouchain a proposé au collectif d’architectes ETC de venir en résidence pendant la durée de l’exposition. Ils y ont réalisé un appartement qu’ils habitent au quotidien dans l’enceinte même de l’exposition et invitent des équipes d’architectes à leur succéder au fil des semaines, avec la totale liberté de l’habiter et de la transformer.
Les architectures des Kroll ne sont peut-être pas toujours belles, mais peut-on les mettre à l’épreuve du temps ? La trace des habitants y est un lien pour les nouveaux arrivants. En acceptant ainsi les mises à jour successives, Kroll assume le caractère ouvert de l’œuvre postmoderne. Il croise d’ailleurs à ses débuts le chemin de son compatriote Charles Vandenhove, avec lequel il s’associe de 1954 à 1956, avant de prendre son autonomie. Des postmodernes, s’il n’en reste qu’un, au fond c’est lui, généreux, optimiste et coloré. Et mine de rien, comme on dit, Kroll a beaucoup construit, en France et en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie et en Allemagne, et même au Rwanda il y a très longtemps. Il a aussi régulièrement accompagné les questionnements de son temps, allant au début des années 1970 chercher chez Nikolaas Habraken, ce « Charles Darwin de l’architecture moderne » comme il l’a nommé, une manière d’introduire la diversité dans l’agencement des composants industrialisés. Une dizaine d’années plus tard, c’est en pionnier de la CAO qu’il trouve un point d’appui pour les processus participatifs qu’il met en œuvre à Émerainville (Marne-la-Vallée).
Une pratique homéopathique
« Faire confiance à l’instinct populaire » : ce principe, Kroll en a fait son viatique en superposant constamment des grilles (populistes au sens noble) sur d’autres grilles (bureaucratiques et froides), celles des grands ensembles, géométriques, mais aussi celles, administratives et financières, du traitement de la dépendance et du grand âge. Kroll est sans préjugés esthétiques. Contrairement à nombre de ses confrères « engagés » d’alors, il n’a rien contre la maison individuelle, Les Vignes blanches à Cergy en témoignent. Et la Mémé a été militairement dessinée sur une trame de 10 cm… Tout en se gardant des répétitions hébétées de ceux qui se saisissent alors benoîtement de l’industriel pour l’exhiber. Car répéter, c’est anesthésier, dit-il ; et imposer expose toujours à l’« effet météorite » qui accompagne nombre de projets.
S’en saisir, donc, mais aussi les habiter, ces architectures, au passage en les transformant, cela va de soi. Juste retour des choses pour un architecte qui écrivait dans son dernier opus paru l’an passé chez Sens & Tonka, Tout est paysage, qu’il a « personnellement décidé de ne plus ressentir d’émotion devant aucune architecture, objet ou paysage qui ne relève pas de l’écologie, de l’éthologie, de l’ethnologie, du communautaire de la complexité populaire, de l’auto-organisation des groupes ou bien qui ne soit en relation avec des convictions désordonnées et unanimes de personnes indépendantes ».
Sa dextérité dans l’art d’accommoder les restes conduit Kroll à Alençon en 1978, dans le quartier de Perseigne où il invente les grands principes de ce que d’autres ont repris depuis sous le terme « remodelage » des grands ensembles. Alençon fait pourtant partie du chapitre des « invendus », projets inachevés à cause d’un bailleur soudain réticent, ou encore à cause du décès du directeur de l’Office commanditaire à Amiens (1984), ou d’un nouvel adjoint qui met soudain les freins à Clichy-sous-Bois (1985). Au chapitre des réussites, retour à Cergy, avec ces architectures habitées depuis désormais 40 ans, en locatif et en accession avec une attention toute particulière pour l’agencement des maisons entre elles, la « vicinitude », et le respect de la topographie. Du temps où les villes nouvelles étaient blanches, un projet participatif ne renvoyait pas à l’absence de projet. C’est dit, et cette exposition le montre. Mais que signifie encore aujourd’hui cette architecture « homéopathique » ? Assurément, elle constitue une référence incontournable à l’heure où l’habitat participatif, groupé autogéré – dont Kroll fut un pionnier à Berlaimont-Geyskens en 1961 – et les écoquartiers un tant soit peu ambitieux se cherchent encore et produisent toujours plus de littérature (grise et promotionnelle) que de mètres carrés bâtis.


