A 20h, ce lundi 16 mars 2020, une France fébrile écoute le président de la République annoncer un confinement pour 15 jours. La nuit-même, des cohortes de Franciliens s’exilent vers d’autres cieux. Dès le lendemain, des millions de salariés découvrent le télétravail. Quant aux travailleurs du BTP, ils plongent dans l’inconnu.
L’inévitable arrêt des chantiers
Conscientes du caractère incertain de leur situation, les organisations professionnelles préviennent dès le 17 mars au matin. « La santé et la sécurité des personnes est une priorité absolue pour les entreprises de bâtiment et de travaux publics, affirment la FFB, la Capeb et la FNTP.
Le secteur de la construction demande instamment au gouvernement d’arrêter temporairement les chantiers, à l’exception des interventions urgentes, et de lui laisser une dizaine de jours pour s’organiser. »*
Le gouvernement ne réagira pas, les chantiers cesseront tout de même.
Car sur le terrain, la désorganisation est totale et le manque d’information criant. Difficulté majeure : l’absence de masques. Pour les entreprises qui en disposaient, le premier réflexe consiste même à en faire don aux soignants. Dès midi, ce même 17 mars, deux camionnettes de l’entreprise Le Bras Frères transportent à l’hôpital de Verdun 4 000 combinaisons de protection, 800 masques FFP2, 80 masques à assistance respiratoire, des sur-chaussures, des lunettes de protection et 20 flacons de 500 ml de gel hydro-alcoolique. C’est aussi le cas, parmi d’autres, de l’entreprise d’isolation Sofradi qui fournit le Samu de Loire-Atlantique ou encore de l’enseigne Lapeyre qui se déleste de pas moins de 4 000 masques au profit des hôpitaux…
Poursuivre le travail devient impossible. Alors que bon nombre de maîtres d’ouvrage tergiversent, la Société du Grand Paris demande aux entreprises de suspendre leur activité dès le 17 mars sur les chantiers du Grand Paris Express, conduisant à la mise à l’arrêt des douze tunneliers alors en activité, ce qui ne se fait pas sans précaution.
L’un après l’autre, la plupart des chantiers, de toutes tailles, cessent de fonctionner. Parallèlement, le négoce ferme ses portes. En deux semaines, l’Insee observe une chute d’activité de 89%, la construction étant le secteur le plus touché par la crise.
Toute la filière décroche : les avis de marchés publics s’effondrent tout comme le nombre de concours d’architecture. Quant aux industriels du secteur, ils cessent de faire tourner leurs lignes de production, que ce soit dans les matériels de chantier, les matériaux de construction ou les équipements de l’habitat. En quelques jours, le BTP hexagonal se trouve à l’arrêt.
L’art de la débrouille
Face à cette situation inédite, beaucoup optent pour le système D, que ce soit pour s’organiser ou pour faire acte de solidarité.
On se met ici à concevoir des visières de protection, à l’instar de la célèbre agence londonienne Foster+Partners, là à les fabriquer, comme sur les imprimantes 3D du musée des Fondeurs d'Antoigné-Chappée à Sainte-Jammes-sur-Sarthe.
A Marans, en Charente-Maritime, la société de mobilier bois JCD Agencement fabrique des "paravirus", destinés aux comptoirs des commerces. Mi-avril, c’estle groupe mayennais Gruau, spécialiste de la carrosserie sur véhicule utilitaire, qui annonce avoir mis au point une solution de cloisonnement souple pour permettre à plusieurs compagnons de se rendre sur le chantier dans le même fourgon.
La débrouille, c’est aussi ce qu’expérimentent soudain les enseignants formant aux métiers de la construction et de la conception.
Sans attendre : dès le mercredi 18, le plan de continuité ranime l’école du paysage de Blois. « On apprend une autre manière de travailler, confesse Christian Dautel, directeur de l’Ensa de Nantes. Nous allons réinventer des modèles d’enseignement, avec beaucoup plus d’initiatives, de responsabilités, de libertés d’une certaine manière. »
Quatre architectes qui interviennent en troisième année de l’Insa à Strasbourg mettent ainsi en place une plate-forme d’échanges tournante.
Au CFA d’Egletons, « les enseignants, mobilisés en télétravail, sont disponibles pour les élèves par téléphone, via l’outil Google Meet, mais aussi en direct au moment où ils dispensent leur cours d’ordinaire », explique alors la directrice, Magali Criner-Serach.

Les étudiants, eux, doivent réapprendre à apprendre. « A la maison, il faut se mettre dans l’idée de suivre un cours et pas d’écouter une conférence dans son canapé », raconte ainsi Maxence Lelièvre, étudiant en 3e année d’architecture. En cette fin mars, il n’imaginait certainement pas que le distanciel deviendrait la norme pour de longs mois…
L’Etat se crispe, le BTP se fâche
On se dirige alors tout droit vers « l’état d’urgence sanitaire ». Il faut sans attendre border juridiquement les pratiques nouvelles. 25 ordonnances sont présentées dès le 25 mars. Cela comprend une série de mesure d’aides aux entreprises, dont bénéficient largement celles de la construction, mais aussi un assouplissement du droit de la commande publique, de nouveaux délais en matière de droit de l’urbanisme…
Le Gouvernement choisit de mettre l’économie sous cloche. Il ouvre les vannes du chômage partiel, auquel le BTP aura massivement recours, malgré quelques difficultés d’accès au dispositif au démarrage.
Pendant cette période de paralysie totale, 8 salariés de la construction sur 10 sont payés par l’Etat. Cela représente des sommes astronomiques. L’exécutif veut tout faire afin de faciliter la reprise.
Las, au lieu de sceller une alliance sacrée, il génère un violent conflit avec la profession. Par maladresse, Murielle Pénicaud se met le 19 mars toute le secteur à dos. Sur LCI, la ministre du Travail de l'époque en appelle « au civisme des entreprises. Je suis scandalisée de voir qu'hier, la fédération de la Capeb a écrit à tous les artisans d'Auvergne-Rhône-Alpes en disant 'Arrêtez tous les chantiers' ». « Des propos scandaleux », pour Jacques Chanut, dénoncés dans une lettre ouverte publiée par le jour-même par « Le Moniteur ». Visiblement excédé, celui qui occupe encore le fauteuil de président de la FFB - son successeur sera élu le lendemain par un vote électronique - parle aussi de « mépris » et de « déloyauté », et assure qu’aucune entreprise de bâtiment ne se trouve « dans une position de tire-au-flanc ».
Comme si le ton était monté trop haut, trop vite, on cherche rapidement la désescalade. Dès le 20 mars, un accord est trouvé entre les fédérations du secteur et l’Etat, qui reconnait que « les entreprises du bâtiment et des travaux publics sont essentielles à la vie économique du pays et à son fonctionnement ». La hache de guerre est enterrée. Murielle Pénicaud s’exprimera finalement un mois plus tard dans les colonnes du « Moniteur ». Sans oublier de marteler son message (« La fermeture administrative concerne la restauration, l’évènementiel, pas le bâtiment ou les travaux publics »), elle préfère oublier la polémique : « C’est de l’histoire passée. Nous œuvrons désormais tous ensemble. »

Le guide tant attendu
Entretemps, les choses ont commencé à bouger sur les chantiers.
Fruit d’interminables négociations entre les ministères, les fédérations professionnelles et les syndicats de salariés, le « Guide de préconisations de sécurité sanitaire pour la continuité des activités de construction » est enfin publié le 2 avril.
Signé par les fédérations du BTP et la CFDT, le texte élaboré avec l’OPPBTP énonce les mesures préventives urgentes à mettre en œuvre pour protéger les salariés et leur entourage de la contamination.
Malgré la satisfaction, la prudence demeure. Les architectes, par la voix de l’Unsfa et du Cnoa, qui n’étaient pas directement partie prenante de la négociation, estiment par exemple que «les conditions d’intervention déterminées dans le guide sont suffisamment contraignantes pour que l’on se pose réellement la question du rythme et des coûts d’une reprise anticipée des travaux.»
Même chez les signataires, le président de la FNTP Bruno Cavagné par exemple, on ne se prépare pas à une reprise du jour au lendemain : ce guide « fixe un cadre dont nous avons besoin, avec des recommandations qui visent à sécuriser nos salariés et nos entrepreneurs pour qu’ils puissent relancer les chantiers progressivement. J’insiste bien sur ce dernier terme, car nous ne sommes pas dupes ».

De fait, c’est très progressivement que les chantiers rouvrent.
Les premiers soubresauts concernent les maisons individuelles, où l’absence de coactivité facilite la reprise. « Le 6 avril, le guide de l'OPPBTP en main, je me suis procuré masques et gel et nous avons fonctionné à 50 % de notre effectif », précise Bruno Teixeira, gérant de Teixeira Bâtiment Construction, entreprise de gros œuvre de l’Essonne.
Bien souvent, cela met un peu plus de temps, car il faut s’approprier cette nouvelle manière de travailler. Surtout, en ce début de mois d’avril, on manque toujours de masques et de gel hydroalcoolique. Dans le Grand Est, par exemple, Capeb, FFB et FRTP estiment de concert que « la semaine du 20 au 24 avril constitue une échéance réaliste pour une reprise pertinente des travaux. »
Chemin faisant, après quelques sites pilotes, ce n’est qu’au mois de juin que l’activité du secteur retrouvera à peu près un niveau d’avant crise.
La paralysie des collectivités
C’est aussi au mois de juin que se tiendra le second tour des élections municipales, avec trois mois de retard. Bon nombre de grandes villes restent en effet coincées dans un interminables entre-deux tours qui limitent les prises de décisions. « Pour l’heure, sur la ligne de front, on a reçu un tir double : celui du coronavirus et celui du second tour des élections municipales reporté en juin », témoigne l’architecte Valentine Guichardaz-Versini. L’un de ses projets en cours est ainsi bloqué en attendant la désignation du nouveau conseil municipal.

Même lorsqu’un seul tour a suffi, certaines collectivités font preuve d’une prudence extrême, comme Montreuil, commune de Seine-Saint-Denis, qui annonce la prolongation de la suspension de tous les chantiers relevant de sa responsabilité "pour protéger la santé des ouvriers du BTP" et ce, malgré la publication du guide de l’OPPBTP.
Mais la période de confinement aura surtout mis en relief la difficulté de certaines collectivités à passer au télétravail. Sauf lorsque la dématérialisation le permettait , l’instruction des permis de construire s’est trouvée un peu partout en stand by, un décalage rapidement régularisé par l'une des ordonnances du 25 mars.
La situation inquiète au plus haut point les acteurs du bâtiment, à commencer par les promoteurs immobiliers. Ce texte « nous stoppe avec toutes les conséquences que cela peut entraîner : une production fortement impactée par la mise à l’arrêt des permis de construire, des déclarations d’intention d’aliéner et des hypothèques », s’alarme Jean-Noël Léon, de la FPI Provence .
Un an après le début du premier confinement, c’est bien de ce retard dont souffre encore le BTP. Des projets repoussés auxquels s’ajoute le faible empressement avec lequel les nouvelles équipes municipales lancent leurs opérations. A contrario, l’arrêt quasi-total de l’activité pendant quelques semaines apparait avec le recul comme une période inédite, hors du temps. Une expérience, qui contrairement à la crise sanitaire, a connu une fin -espérons-le définitive- et qui, à ce titre apparait plus angoissante sur le moment que menaçante sur le long terme.