En ce mois de mars 2025, nous sommes cinq ans après le confinement provoqué par la pandémie du Covid-19, qui avait mis en lumière les qualités et les défauts des logements en France. En tant qu’architectes, avez-vous observé depuis des changements dans la manière de concevoir ces espaces ?
Raphaël Gabrion : D’abord, se retrouver confiné toute la journée entre quatre murs, avec ses enfants et son patron à la maison par voie d’écran, a semé chez soi la confusion entre la vie privée et la vie professionnelle. Les rapports sociaux, qui étaient auparavant concentrés dans le séjour et la cuisine, ont été remis en cause par la pandémie. On s’est mis à travailler et étudier dans nos chambres, connecté aux autres via nos ordinateurs et nos téléphones. A l’avenir, je pense que la répartition entre les pièces de jour et de nuit pourrait être bousculée. Et il faut, dès à présent, réfléchir à comment ouvrir l’espace pour tous, tout en ménageant l’intimité pour chacun. Mais les changements se ne feront pas du jour au lendemain.
François Brugel : L’univers du travail a changé en s’invitant à la maison. Et nous, concepteurs, nous interrogeons sur cette bulle du bureau qui se déplace à l’intérieur de l’habitat. Qu’en faire ? Alors qu’elle ne relève pas de l’intime. Et comment définir la pièce ? Puisqu’en réalité, il suffit d’une prise de courant pour brancher son ordinateur… Après, est-ce que le confinement a changé quelque chose pour les architectes ? Oui, il nous a amené à réordonner les priorités, comme celle de donner la possibilité aux habitants de respirer dans leur logement. Tout le monde parle d’appartement traversant, mais c’est le degré zéro de l’architecture. On en fait un exploit. Or, cela n’a rien d’exceptionnel. Ça devrait juste être la règle.
Raphaël Gabrion : Je rejoins François Brugel sur cette évidence qui n’en est malheureusement pas une. La qualité de l’air est un sujet invisible, mais crucial, car nos intérieurs sont aujourd’hui dix fois plus pollués que l’extérieur. Pour éviter d’affecter nos poumons, et notre humeur, nous avons besoin de retrouver cette sensation d’air qui circule. C’est vital ! Et avec le climat plus chaud qui nous attend demain, il faut aussi penser à la ventilation naturelle comme moyen de rafraîchir les logements.

Les architectes François Brugel (à gauche de l’image) et Raphaël Gabrion échangent, dans l’agence parisienne de ce dernier, sur l’évolution de la conception du logement depuis le confinement de mars 2020.
Qu’en est-il du prolongement des espaces intérieurs vers l’extérieur, dans le neuf comme en réhabilitation ?
François Brugel : Quand on travaille beaucoup sur le bâti existant, comme c’est le cas de mon agence, on se demande quelle extériorité nous sommes en capacité d’apporter par le dessin de la façade. Et, honnêtement, je n’ai pas fini de réfléchir à cette question, surtout depuis cette période de confinement durant laquelle, derrière les murs, nous cherchions tous un extérieur pour s’aérer. Ça a été pour moi une prise de conscience de son caractère essentiel. A Paris, dans l’îlot Saint-Germain [une opération de transformation de bureaux en logements sociaux primée par l’Equerre d’argent 2023, NDLR], la création d’un balcon filant de 2 m de profondeur pour l’ensemble des appartements était une manière d’offrir un espace de vie en plus aux résidents. Car au-delà de loger la population, comment lui propose-t-on d’habiter ?
Raphaël Gabrion : Pour ma part, je fais une distinction entre le logement social et la promotion privée. Dans le premier cas, le loyer est indexé sur la surface donc, familièrement, il faut y aller mollo sur le balcon. Dans le second cas, en revanche, ce prolongement est un argument de vente. Et je ne pense pas que les promoteurs aient eu besoin du confinement pour pousser dans ce sens. Selon moi, même un petit balcon qui dispose d’une grande baie vitrée coulissante peut avoir autant d’impact qu’une grande loggia avec une petite porte-fenêtre, parce que l’air et la vue rentrent dans le séjour. C’est un continuum entre le domaine public, l’espace interstitiel et l’intérieur.

Opération de 254 sociaux livrée en 2023 à la RIVP par les agences François Brugel Architectes Associés et H2O Architectes, et située dans l’îlot Saint-Germain, à Paris (VIIe).
Le rapport Girometti-Leclercq sur la qualité de l’habitat, remis au ministère du Logement en septembre 2021, a-t-il infusé depuis dans les esprits et dans les faits? Il proposait notamment d’augmenter la superficie de certaines pièces - salon, cuisine, chambre - et la hauteur sous plafond - 2,70 m au lieu de 2,50 m - dans les bâtiments neufs.
Raphaël Gabrion : Je me souviens d’en avoir discuté avec des confrères. Nous n’étions pas tous d’accord sur l’augmentation de la surface qui, quelle que soit la qualité de l’édifice, coûte cher à réaliser (fondations, matières, etc.). Après tout, est-il réellement intéressant de construire des logements plus grands s’ils ne s’avèrent pas meilleurs ? Selon moi, il faut faire le tri entre les espaces utiles ou non, comme les couloirs qui, achetés ou loués, n’ont souvent qu’une valeur séparative entre deux pièces, et que nous commençons à bannir de nos projets.
François Brugel : Ce qui reste de ce rapport est peut-être la hauteur sous plafond. Dans un logement, surtout si son plan est mauvais, autant être à 2,70 m qu’à 2,50 m, avec la fenêtre qui va bien avec… Car la hauteur est synonyme de plaisir. Un architecte, lorsqu’il conçoit un bâtiment, définit - à l’aide de parois et de planchers - les qualités minimales avec lesquelles il pense que les habitants seront à l’aise. Et le confinement a certainement fait bouger nos certitudes dans la façon de penser l’espace. Je pense adopter pour ma part un vocabulaire plus en lien avec le corps, dans toutes ses dimensions.
Raphaël Gabrion : Cette histoire d’enfermement, voire de réclusion, m’a fait réfléchir sur le rapport du corps à l’environnement : l’air, on en a déjà parlé, mais aussi le ciel et le soleil. Je me suis demandé si on était capable de concevoir des immeubles d’habitations dans lesquels il serait possible, en tous points, d’être en contact visuel avec l’extérieur et de pouvoir ainsi se situer. Peut-être grâce à des pièces disposées en enfilade… Et si, par exemple, la répartition jour/nuit n’existait plus, l’habitant serait aussi davantage mobile. Au lieu d’effectuer des allers et retours, il pourrait faire le tour de son logement et disposerait d’une plus grande liberté de mouvement.

Mur de plans, à l’entrée de l’agence Architectures Raphaël Gabrion, à Paris (XIe).
Qui, de la maîtrise d’ouvrage ou de la maîtrise d’œuvre, est selon vous le moteur dans l’évolution des plans de logements depuis la pandémie ?
François Brugel : La maîtrise d’ouvrage, publique ou privée, a son cahier des charges, et la maîtrise d’œuvre le sien. Entre les deux se trouve l’intervalle de conviction. On se penche ensemble sur les plans. Chacun apporte ses arguments. Et il arrive un moment où nous n’allons pas en-deçà ou au-delà de certaines positions. Il faut garder son intégrité et savoir dire « non, merci », puis quitter la table. Par exemple, si un projet de réhabilitation de plusieurs centaines de logements se cantonne à une simple amélioration de la facture énergétique, et pas de la qualité des espaces habités. On en vient parfois à se demander si le maître d’ouvrage a vécu la période de confinement ou pas… Pour faire évoluer les choses dans le bon sens, nous avons besoin les uns des autres.
Raphaël Gabrion : J’ai l’impression que le logement social était jusque-là notre principal laboratoire d’expérimentation. Mais la promotion privée se révèle de moins en moins figée dans l’évolution du cahier des charges. J’en veux pour preuve l’immeuble que nous réalisons actuellement pour Hibana dans la ville d’Ivry-sur-Seine, qui nous a aussi soutenus. C’est un projet que j’ai conçu seul, pendant le confinement, alors qu’il n’y avait plus de travail à l’agence, et donc plus rien à perdre. Selon moi, il représente l’archétype de l’habitat post-Covid. Les 43 appartements - tous vendus - sont traversants, sans plus aucun couloir et avec des pièces éclairées naturellement par des baies vitrées toute hauteur et toute largeur. Et cela, pour un coût de construction de 2000 euros/m², parking compris. Pendant dix ans, j’ai été timide dans ma production de logements. Mais aujourd’hui, je suis plus ferme sur les thématiques que je défends, car devenu plus responsable de l’acte de bâtir depuis la pandémie.

Opération de 13 logements sociaux livrée en 2024 à la RIVP par l’agence Architectures Raphaël Gabrion, et située entre les passages Brulon et Driancourt, à Paris (XIIe).
Depuis la crise sanitaire, une autre crise, touchant à la production de logements, est apparue en France. Quel est son impact sur votre profession ?
François Brugel : Nous sommes confrontés à une double difficulté : d’un côté, le manque terrible de logements ; et, de l’autre, le fait de ne rien vouloir lâcher sur le niveau de qualité des espaces que l’on dessine. Et cela, que l’on œuvre dans le champ du social ou du privé. Il n’est donc pas aisé de prédire l’avenir des projets qui auraient dû émerger, mais ne sont finalement pas encore sortis de terre, ceux totalement abandonnés et ceux actuellement dans les cartons, qui seront revisités à l’aune de conditions économiques sans cesse fluctuantes.
Raphaël Gabrion : Aujourd’hui, le logement a pris un caractère d’urgence. Il faut arriver à le sauver, c’est-à-dire le produire, avant de savoir si les appartements disposeront d’un prolongement extérieur. Les promoteurs prétextent l’argument économique pour adapter les projets en conséquence, ce qui durcit les échanges. Pour nous, il est hors de question de céder à cette urgence et de bricoler des immeubles d’habitations qui doivent perdurer des décennies. C’est peut-être excessif de convoquer cette référence, mais regardez les logements réalisés au Havre par Auguste Perret, rapidement après la Seconde guerre mondiale. Inscrits sur la liste du patrimoine mondial par l’Unesco, ils répondent à toutes nos préoccupations actuelles : l’air, la vue, la rue, le climat, les vents, etc. Acculés par la pandémie en 2020, nous avons collectivement fait avancer les réflexions sur l’habitat. Maintenant, à nous de les faire perdurer.