La crise sanitaire a-t-elle un impact sur votre pratique et votre vision de l'architecture et de l'urbanisme ?
Cette crise influencera la fabrique des projets, c'est une évidence. Elle révèle des tendances déjà à l'œuvre, des questionnements latents et des fragilités préexistantes dans les métropoles mondiales et les modes de vie hyperurbains. L'évolution de la ville et son expansion la rendent plus dépendante des infrastructures techniques qui se sont superposées à la cité, au sens de lieu du lien social et de la vie publique, jusqu'à se confondre avec elle.
Ce qui est vécu au quotidien, dans une ville de 10 ou 20 millions d'habitants, c'est la ville-infrastructure, où le citadin n'a plus aucune prise sur des systèmes extraordinairement complexes et fragiles. La crise nous montre qu'il faut faire décoïncider la ville vécue de cette infrastructure et faire émerger un nouveau projet urbain qui, ensuite seulement, mobilise l'innovation technique. Nous nous étions déjà interrogés sur le sujet en tant qu'architecte-conseil de la Société du Grand Paris [pour les gares du Grand Paris, NDLR]. Les indicateurs objectifs de fonctionnement (nombre de trains, fréquence de passage, etc. ) sont essentiels, mais il faut aller au-delà et mettre le voyageur au centre du projet.
La ville nous prend sans cesse dans son mouvement perpétuel ; que devient-elle en temps de confinement ou de moindre mobilité ? L'accélération, qui était subie comme une fatalité, apparaît alors comme une aliénation…
Cette hégémonie de la technique est-elle récente ?
La technique n'est qu'un moyen, qui suppose une fin, une vision. Mais de servante, elle est devenue maîtresse. Or, la crise a révélé que cet environnement, ressenti comme oppressant, ne protégeait plus ; que la ville ne prenait plus soin de ses habitants. J'y vois l'opportunité de réinterroger les projets qui ne seraient qu'une formalisation du cahier des charges fonctionnelles - et économiques. Lorsque vous ne pouvez pas ouvrir la fenêtre, à l'hôtel ou au bureau, parce que l'immeuble est climatisé, c'est que la technique a gagné sur votre vécu quotidien. C'est le sens de la réflexion sur la ville sensuelle que je mène depuis plus de dix ans avec ma consœur Pauline Marchetti. Il s'agit bien ici d'interroger le rapport que le projet architectural ou urbain entretient avec la technique, de « reprendre les commandes » et de mettre en place un nouveau contrat entre les citadins et les infrastructures.
« Le risque, c'est l'uniformisation par un “urbanisme de géométrie“ qui s'étale indifféremment en zoning. »
En ville, le credo de la densité est-il encore de mise ?
Je suis critique vis-à-vis de cet amour de la densité pour elle-même qu'ont les architectes parisiens. Affirmer que la capitale est durable parce qu'elle est dense, c'est un argument très discutable. Cet éloge de la densité n'a visiblement pas convaincu en temps de crise. Près de 20 % des Parisiens sont partis à la campagne en mars dernier ! La capitale, avec ses 20 000 habitants au km² - et le double dans certains arrondissements -, est trop dense. Il n'y a guère que dans certains quartiers de Manille ou de Hong Kong qu'on retrouve un tel chiffre. Et cela entraîne des fragilités et des interrogations, par exemple sur la place laissée à la nature, à l'horizon, au climat, mais aussi à la surprise, à l'improvisation. Les demandes légitimes pour un balcon, un jardin, une ouverture sur le ciel foisonnent. On voit le désarroi du politique face à la question. Plus que des réponses fantasques - une forêt urbaine sur la place de l'Opéra ? -, il faut se donner de l'espace pour retrouver des relations avec des valeurs simples, déjà présentes… Pour Paris, pourquoi pas un moratoire d'une ou deux mandatures pour (re)construire ou recycler la ville sur la ville, à mètres carrés constants ? Un exemple : dans cette équation à somme invariable, construire au-dessus du périphérique libérerait autant de vides et de respirations dans l'hypercentre. La petite couronne, avec une densité moyenne plus faible, de l'ordre de 10 000 habitants/km2, bénéficierait de ce rééquilibrage. Au-delà, à l'échelle du Grand Paris, on mettrait en œuvre un projet de ville sensible - à partir du vécu et du quotidien -, qui fixerait la question de la bonne densité, contextuelle, ni trop faible (l'absurdité pavillonnaire), ni trop élevée (la réification d'une ville inadaptable).
Les métropoles, qui ont la cote aujourd'hui, ne risquent-elles pas de devenir trop denses à leur tour ?
Toutes les situations sont différentes. On peut avoir l'impression que les villes se ressemblent, mais elles conservent en fait une véritable identité, un genius loci.
Les villes ont une âme, une histoire, le plus souvent incarnées par l'hypercentre. Le risque, c'est l'uniformisation par un « urbanisme de géométrie » qui s'étale indifféremment en zoning, sans perméabilité pour réinstaller l'identité de la ville en question. La question de la densité doit se poser en termes de culture, de vécu et d'acceptabilité.
Les politiques sont-ils dans de bonnes dispositions pour allier ces différents aspects ?
Je crois, oui. Dans des métropoles régionales attractives comme Nantes, Bordeaux, Rennes ou Montpellier, il y a de vraies réussites qui concilient nouveaux quartiers et ambiances urbaines riches et partagées. Aujourd'hui, la crise peut constituer une opportunité pour les villes moyennes, de 50 000 à 100 000 habitants, qui sont à même d'offrir un nouveau rapport à la nature, un habitat plus grand, une bonne articulation entre travail et télétravail. Cette attractivité peut à son tour irriguer des territoires ruraux jamais très éloignés. Là encore, cela ne se fait pas sans compromis mais, visiblement, aujourd'hui, de nouveaux choix de vie se tissent entre l'urbain et le rural. Et nous serons obligés d'en tenir compte.
La réflexion architecturale sur le post-confinement a fait ressurgir l'idée de « pièce en plus ». N'est-ce pas simpliste ?
Certainement ! Une chambre de 9 m2 avec un lit au milieu, ça limite l'adaptabilité… Mais les choses bougent vite chez certains maîtres d'ouvrage. La réponse est, de mon point de vue, dans le changement d'échelle : passer du projet de l'immeuble isolé à celui d'un îlot. Cela permet de créer des lisières, des jardins, des interfaces, des espaces communs ou partagés, et la possibilité d'une vraie mixité programmatique, avec logements, commerces, résidence seniors, etc. La même mixité, au sein d'un seul immeuble, est très compliquée à obtenir, ça coince de partout. On le voit, les grands promoteurs modifient le périmètre de leurs études, ce qui ouvre des possibles compatibles avec la nécessaire faisabilité économique. Dans cette approche de micro-urbanisme, les espaces peuvent changer d'usage. Le projet urbain est à repenser dans sa transversalité, comme la ville l'a toujours été avant la spécialisation excessive imposée par un XXe siècle trop rationnel. Pour restructurer la ville sur la ville, il faut prendre en compte les questions fonctionnelles, mais aussi celles sensibles, incertaines, aventureuses qui vont redéfinir un humanisme contemporain. La technique ne fait pas tout.