Dès les premiers jours qui ont suivi l’invasion russe en Ukraine, l’association AMO s’est mobilisée, notamment pour permettre d’accueillir les professionnels - architectes, artisans, maîtres d’ouvrage… - qui s’étaient réfugiés en France dans des structures. Et vous n’avez depuis pas cessé d’y retourner…
J’y vais une fois par mois et j’y suis en ce moment. Lundi, alors que j’étais à Kyiv [le nom ukrainien de la capitale, Kiev étant son nom russe, NDLR.], j’ai observé tout le dispositif mis en place autour de la visite de Joe Biden…
Les Ukrainiens sont animés d’une énergie incroyable, ils sont combatifs mais l’approche de la date anniversaire du 24 février génère une appréhension. Alors la venue du président américain a suscité un regain d’optimisme. Pour ma part, j’ai un attachement personnel à ce pays. Je le connais bien. Depuis huit ans, je donnais des cours à Lviv, à l’ouest, et Kharkiv, qui est, au nord-est, la deuxième plus grande ville du pays.
Quel sont les objectifs de ces allers et retours?
Après avoir lancé notre première action d’accueil en France, avec AMO, nous nous sommes penchés sur la situation du patrimoine architectural du pays. Ici les Russes sont dans une véritable stratégie de « désukrainisation ». De la même manière que des livres sont brûlés et des musées vidés, des lieux emblématiques de la culture, des édifices qui lient les hommes à leur territoire, sont détruits délibérément.
«Bombardé six fois»
Par exemple, le premier musée de la culture ukrainienne avait été créé au nord du pays, à Tchernihiv. Il s’agissait d’un bâtiment du XIXe siècle tout petit, de 300 m² environ. Six fois, il a été ciblé par les bombes russes. Elles font 500 kg et créent des cratères de 15 m de diamètre. Aujourd’hui, il ne reste du bâtiment que deux pans de murs dans le vide… Or, depuis déjà une vingtaine d’années, il était devenu une bibliothèque pour enfants. Mais sur les cartes russes, le musée était probablement encore mentionné.
Il en est allé de même pour le musée consacré à l’artiste peintre Maria Primatchenko, à Ivankiv, un petit village à une heure au nord de Kyiv. Ces sites ne sont en aucun cas militairement stratégiques. Ces bombardements sont tout à fait calculés.
Dès lors que ces édifices ont disparu, en quoi consiste votre travail?
Avec ma petite équipe, nous repérons ces pertes patrimoniales, pour en dresser la cartographie et collecter des archives sur ces bâtiments. Nous concentrons nos recherches surtout sur cinq villes. Mais dans certains cas, les archives sont très difficiles à retrouver. Certaines avaient de toute façon disparu dès la Seconde guerre mondiale. Il faut aussi savoir que certaines villes avaient déjà été rasées entre le XIXe et le XXe. Ce sont des territoires tourmentés.
Par exemple, moi qui m’occupe d’Izioum, dans l’Oblast de Kharkiv, je suis assez décontenancé car je n’arrive à mettre la main sur aucun document ancien alors que cette ville est millénaire. Quant à Marioupol, nous avons assez vite perdu toute opportunité car il était impossible d’aller sur site.
Parce que dans les autres villes, vous parvenez à vous rendre sur place?
Nous sommes assez agiles. Nous parvenons à nous rendre sur des zones qui sont parfois assez proches de la ligne de front, comme Izioum donc. En décembre, je me suis aussi rendu à Kharkiv. Cette ville, situé à 20 km de la frontière avec la Russie, était magnifique, dotée notamment d’un incroyable patrimoine constructiviste.
«Plongée dans le noir»
Aujourd’hui, tout son centre est démoli et elle est plongée dans le noir à partir de 18 h. Un soir que je la traversais dans l’obscurité, je n’ai croisé que trois piétons et de temps en temps une voiture. Pour moi qui l’ai connue quand elle était une ville étudiante, vibrante, cette vision était d’une grande tristesse.
Se préoccuper du patrimoine, est-ce bien une priorité quand la vie de tant d’Ukrainiens est menacée?
Cette interrogation est normale. Cependant il est indispensable de se donner ces moyens de garder des traces de cette culture, de ce patrimoine très riche, éclectique. Et de réfléchir à l’après. Nous ne le faisons pas dans l’idée que ce qui a disparu devra être reconstruit. Cette décision appartient au peuple ukrainien. Il lui reviendra de choisir entre restitutions à l’identique ou reconstructions critiques, portant les marques de ce qui s’est passé. Nous essayons de susciter ce débat, par exemple en essayant d’organiser un séminaire à Kyiv prochainement.
«Urgence de la reconstruction»
C’est le bon moment pour le faire, d’abord parce que les Ukrainiens sont en recherche de repères. Et ce ne sera pas dans l’urgence de la reconstruction qu’il faudra y penser, au risque de commettre des erreurs. Pour mémoire, les premiers plans pour reconstruire la France et la Belgique à l’issue de la guerre 1914-1918 avaient été établis dès 1915.
Quant à penser à la situation actuelle des habitants, nous le faisons également, en élaborant des projets pour répondre aux besoins immédiats.
Sur quels types d’opérations travaillez-vous ?
Pour exemple sur des abris anti-bombes, notamment pour les écoles. Il existe 61 modèles standardisés d’écoles en Ukraine. Nous avons conçu un manuel des abris pouvant s’adapter à chacun de ces types. Le projet est prêt. Le manuel est destiné à être donné, gratuitement aux municipalités qui devront ensuite lancer leur chantier.Nous travaillons aussi des projets hospitaliers.
«Approche de long terme»
Nous n’avons pas encore de chantier en cours car il faut trouver les fonds. Mais les ressources - les entreprises, les matériaux - existent. D’autant qu’avant le début de la guerre, l’Ukraine connaissait un boom de l’immobilier donc il y a des stocks. Bien sûr plus on se rapproche du front, plus c’est compliqué.
Pour ce qui est du logement, nous ne travaillons pas sur des solutions d’urgence qui, pour être temporaires, n’ont que trop souvent tendance à devenir permanentes. Nous étudions davantage des options d’aménagement de bâtiments existants ou de reconstruction.
Plus généralement nous avons une approche de long terme sur les sujets qui se posent aujourd’hui. Nous entendons en particulier aider à développer des modèles vertueux. Avant 2022, il n’y avait en Ukraine aucune conscience écologique mais aujourd’hui tout le monde en saisit la nécessité. Le pays était dépendant de l’énergie russe, sa reconstruction devra donc être pensée sans recours aux énergies fossiles, et avec des ressources locales.
Pour cela, il doit pouvoir s’appuyer sur des solutions qui ont été développées, notamment en France. Par ailleurs, je creuse du côté de l’architecture vernaculaire. Il existait ici tout un art de la charpente en bois. Il faut retrouver ce savoir-faire. La reconstruction pourra être l’occasion de faire émerger un nouveau paradigme d’économie décarbonée.
Au départ, AMO portait l’initiative. Comment êtes-vous organisé aujourd’hui?
Avant que la guerre n’éclate, l’association avait déjà le projet de créer une fondation pour promouvoir la protection du patrimoine architectural, une transmission des savoir-faire ou le soutien aux territoires touchés par des conflits ou des catastrophes naturelles. Autant de sujets qu’AMO n’avait pas vocation à porter.
L’AMO Foundation a donc été créée en 2022 et œuvre sur le volet patrimonial et culturel en Ukraine. Mais elle aura vocation à intervenir ailleurs. (*)
Et pour ma part, j’ai créé une antenne de mon agence à Lviv qui travaille sur les projets de reconstruction de bâtiments.
La réalisation de tous ces projets reposent sur l’hypothèse que l’Ukraine gagnera cette guerre. Est-ce ce que vous le pensez?
Cette victoire de l’Ukraine est pour moi une certitude. Les Russes ont déjà perdu car jamais ils ne pourront gagner les cœurs et les esprits.
(*) Vous pouvez soutenir l'action de l'AMO Foundation en faisant un don.
Journée d’étude : «La guerre au présent»
L’Ukraine sera aussi au cœur des discussions de la journée d’étude «La guerre au présent» qui se tiendra à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, le 15 mars prochain. Mais d’autres conflits contemporains, comme en Syrie, ou passés seront aussi évoqués lors de ce débat sur les enjeux de la reconstruction, et notamment sur sa fonction mémorielle. Le débat sera alimenté par la vision d’architectes, d’historiens mais également d’artistes.
La journée se déroulera de 9 h à 20 h 30 à l’école, 60 boulevard de la Villette à Paris (XIXe). L’entrée sera libre mais les inscriptions sont recommandées, en écrivant à l’adresse suivante : laguerreaupresent@paris-belleville.archi.fr. Une transmisssion en visioconférence est également prévue.
Programme et informations sont disponibles sur le site de l’Ensa Paris-Belleville.