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En 2014, alors qu’il doit imaginer le futur de la cité administrative Morland, à Paris IVe, David Chipperfield se tourne vers l’histoire. Il a «en tête» un patrimoine emblématique de la capitale française, le Palais-Royal, son jardin intérieur et sa colonnade qui est une invitation à pénétrer en ces lieux.
Deux ans plus tard, l’architecte britannique, associé à ses confrères français de Calq, au sein de l’équipe montée par le groupe de promotion Emerige, emporte la mise en imaginant glisser un nouveau Palais-Royal sous l’austère citadelle bureaucratique. Sur le site métamorphosé, livré l’an dernier, une promenade enchâssée entre de fines arches de béton permet désormais de traverser les lieux en déambulant à travers les bâtiments, les cours et le jardin.
Doigté
En décidant de décerner le prix Pritzker 2023 à Sir David Alan Chipperfield, le jury réuni n’a donc pas manqué de souligner le doigté avec lequel l’architecte tient compte de la permanence des lieux et dialogue avec le temps et l’environnement. L’attribution de cette récompense, sans doute la plus prestigieuse du monde de l’architecture, a été annoncée le 7 mars. En mai prochain, lors d'une cérémonie qui se tiendra à Athènes (Grèce), la fondation, qui a crée ce prix en 1979, remettra à David Chipperfield la fameuse médaille en bronze portant mention des trois qualités que, selon Vitruve, l'architecture se doit d'incarner : utilité, solidité, beauté.
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Mais déjà, la fondation américaine a salué l’attitude d’un concepteur «radical dans son sens de la retenue, faisant preuve de révérence pour l’histoire et la culture» dans ses interventions sur le patrimoine bâti ou naturel. Mais respecter n’est pas figer et les membres du jury ont rappelé combien le lauréat 2023 savait réinventer la fonctionnalité, repenser l’accessibilité aussi bien dans les bâtiments neufs qu’il conçoit que ceux qu’il réhabilite.
Précision
Dans la catégorie de ses restaurations toutes de finesse et de précision, l’une a formidablement marqué les esprits, en 2009. Cette année-là, les Berlinois retrouvaient le chemin du Neues Museum pour la première fois depuis 1939 et retrouvaient «leur» Nefertiti, puisque l’institution abrite le célèbre buste à coiffe bleue de la reine d’Egypte.
Ils ont aussi découvert le délicat travail mené par David Chipperfield, en collaboration avec son confrère Julian Harrap, sur cet édifice construit au XIXe siècle et très endommagé au cours de la Seconde guerre mondiale. « Plutôt que de tenter de dissimuler les différences entre éléments anciens et nouveaux, il a admirablement associé passé et présent pour créer un bâtiment inoubliable composé de multiples strates», écrit en 2011 «Le Moniteur», quand l’opération est couronnée par le prix d’architecture européen Mies van der Rohe.
D’ailleurs, à Mies aussi, David Chipperfield a su rendre hommage. En 2021, le Britannique, qui a l’une de ses agences à Berlin, a achevé la rénovation de la Neue Nationalgalerie. Le musée, avec son grand espace de vide sous un large toit, était une des dernières œuvres de son aîné et une synthèse parfaite de sa célèbre formule «Less is more», soit offrir davantage mais sans en rajouter dans l’architecture. Chipperfield et son équipe ne se sont pas contentés de remettre les lieux aux normes mais les ont nettoyés, débarrassé des ajouts successifs comme ils l’auraient accompli pour un monument ancien.
Sens de l'histoire
Ce sens aigu de l’histoire, David Chipperfield, qui est né en 1953 à Londres, le doit-il à son enfance passée dans une ferme, dans la campagne du sud-ouest de l’Angleterre ? Dans son communiqué d’annonce du 7 mars, l’organisation du prix Pritzker suggère en tout cas que cette «collection de granges et de dépendances (…) a forgé sa première impression de l’architecture».
Dans ce même communiqué, l’architecte lui-même se décrit, «en tant qu’architecte, en quelque sorte comme un gardien de la mémoire et du patrimoine. Les villes sont des traces de l’histoire et l’architecture, après un certain temps, le devient aussi». Mais, ajoute-t-il, «les villes évoluent et des bâtiments disparaissent pour être remplacés par d’autres. (…) Le principe de ne protéger que le meilleur n’est pas suffisant. Il est aussi question de sauvegarder le caractère et les qualités emblématiques de la riche évolution d’une ville.»
Cette approche que le jury du Pritzker 2023 a louée comme étant à la fois «subtile et puissante, discrète mais élégante», a aussi profité aux constructions contemporaines de David Chipperfield. Diplômé en architecture en 1980, et avec son agence fondée en 1985, il a bâti depuis bientôt quatre décennies une œuvre large mêlant équipements, logements et même plans urbains, à travers l’Europe, l’Asie et l’Amérique du nord.
Réponse adéquate
Dans toutes ces situations, le président du jury, le Chilien Alejandro Aravena, lui-même primé 2016, a décelé la capacité de l’architecte à apporter une réponse adéquate, spécifique, aussi bien quand le contexte «requiert un geste fort et monumental ou, au contraire, demande de s’effacer». Une autre force majeure de l’œuvre de David Chipperfield tient à son attachement à l’utilité publique de ses bâtiments, y compris lorsqu’il les a conçus dans le cadre d’initiatives privées.
Ainsi l’édifice construit en 2006 à Valence (Espagne) pour la compétition nautique de la Coupe de l’America, avec ses grands plateaux blancs superposés, sait ménager une place au grand public puisqu’une des grandes terrasses en porte-à-faux lui est dédiée. A Morland aussi, ce caractère public est affirmé. En effet, la nouvelle promenade intérieure est ouverte à tous. Sir David Alan Chipperfield, comme il le rappelait au «Moniteur» l’an dernier, vient «d’un monde anglo-saxon [qui a] foi dans le marché. Or le marché déteste que le public interfère dans ses affaires». Alors sans doute savoure-t-il chaque mètre carré gagné pour le public comme une enthousiasmante victoire.