«Nous n’avions pas son nom en tête… Le lien avec la profession n’est pas évident.» Pour évoquer la nomination de Rachida Dati au ministère de la Culture, Laure-Anne Geoffroy qui préside l’Union nationale des syndicats français d’architectes (Unsfa) s’exprime en des termes pondérés. Mais sa réaction n’en est pas moins éloquente tant le choix de la nouvelle locataire de la rue de Valois a rapidement laissé pantois le monde de l’architecture.
«Je n'en revenais pas ! Quelle connaissance de la culture a-t-elle ? Ça me paraissait à côté de la plaque», a aussitôt pensé Thomas Corbasson, cofondateur de l’agence Chartier+Corbasson Architectes. Le scepticisme prenant le pas sur la surprise, un de ses confrères s’avouait, lui, «bien en peine de dire ce qu’elle pense de l’architecture». Alors que Rachida Dati tient la mairie du VIIe arrondissement de Paris depuis plus de 15 ans, le même constatait : «Je ne l’ai jamais entendu s’exprimer sur la tour Triangle, les "Réinventer Paris" ou tout autre projet manifeste de la Capitale. Si ce n’est dans le but de contrer la maire, Anne Hidalgo...»
Nomination politique
Le caractère éminemment politique de cette nomination pouvait aussi agacer… sauf cette consultante du milieu qui constatait, avec un brin de recul : «Personne n’a crié au scandale lorsque des hommes de droite - Bruno Le Maire, Gérald Darmanin et autres - sont entrés au gouvernement. Pourquoi s’en émouvoir pour Rachida Dati ?»
Lors de la passation de pouvoir, pas une fois, Rachida Dati n’a prononcé le mot "architecture"
— Hugo Franck, le président du Syndicat de l’architecture
Les premiers pas de l'intéressée dans cette nouvelle fonction, à savoir son discours lors de la passation de pouvoir vendredi matin, ont aussi laissé perplexe Hugo Franck, le président du Syndicat de l’architecture : «Pas une fois, Rachida Dati n’a prononcé le mot "architecture" ou celui d'"architecte". Or l’architecture n’est pas que synonyme de patrimoine exceptionnel ou du temps des cathédrales. » En effet, quelques minutes plus tôt, la nouvelle ministre avait surtout cité «la réalisation de ce formidable défi qu’avait lancé le Président de la République en 2019 : la réouverture de Notre-Dame de Paris cette année.»
Cette attention réaffirmée pour la reconstruction de l’édifice incendié a sans doute satisfait Philippe Jost, le président de l’établissement public en charge de ce chantier. Juste avant la cérémonie, il confiait en effet : « Je ne doute pas que Madame Dati soit, comme l’était Rima Abdul Malak, très impliquée et nous apporte tout son soutien. Nous sommes impatients de l’accueillir sur le chantier.» A distance, Hugo Franck rétorquait, lui : «mais le patrimoine, ça signifie aussi le patrimoine ordinaire et sa transformation. Et pour cela, on doit pouvoir compter sur les compétences et la vision des architectes.»
En réalité, à la seule lecture du CV de Rachida Dati, élue parisienne, ancienne ministre de la Justice et ancienne députée européenne, il pouvait sembler difficile d’émettre un avis tranché sur la pertinence de sa nomination à la Culture. D’où la prudence de l’architecte Jacques Ferrier, cofondateur de Ferrier Marchetti Studio, «à émettre un jugement à chaud autre que celui de "monsieur-tout-le-monde"…»
Caractère frondeur
Et beaucoup revenaient finalement à la seule certitude qu’ils avaient sur la nouvelle ministre, à savoir son caractère frondeur. Ainsi, «à bien y réfléchir», Thomas Corbasson pensait y voir un avantage : «Rachida Dati est une politicienne rompue. A force d'agressivité, de combativité, de pugnacité, elle a su obtenir des résultats. Alors, si elle sait les mettre au service de la culture, pourquoi pas ?»
Rachida Dati risque de ne pas garder sa langue dans sa poche. Si les enjeux de l’architecture la touchent, elle pourra porter ces sujets essentiels.
— Christine Leconte, présidente du Cnoa
Alors qu’elle assistait aussi à la passation de pouvoir rue de Valois, Christine Leconte, la présidente du Conseil national de l’ordre des architectes (Cnoa), y voyait même «peut-être son atout numéro un. Elle ne devrait pas garder sa langue dans sa poche. De ce point de vue, si les enjeux de l’architecture la touchent, et qu’elle les comprend bien, elle pourra jouer de son influence sur des sujets qui relèvent de l’interministériel et qui sont aujourd’hui essentiels tels que la place de l’architecte dans la rénovation thermique, et plus largement dans la transition écologique.» Quelques minutes plus tard, la nouvelle ministre confirmait d’ailleurs, dans son discours, qu’on pouvait compter sur elle sur ce point : «Chacun sait que j’aime me battre.»
Liste des batailles
Les architectes n’ont donc pas attendu pour lister les champs de bataille sur lesquels ils comptent voir Rachida Dati partir à la charge. Parmi les dossiers importants, Christine Leconte a rappelé que Rima Abdul Malak avait «engagé une nouvelle directrice de l’architecture [Hélène Fernandez, NDLR] dont on attend beaucoup. D’autant que sur sa feuille de route figurait l’actualisation de la Stratégie nationale pour l’architecture.»
L’architecte Denis Valode, cofondateur de l’agence Valode & Pistre, rappelait aussi des attentes fortes des professionnels et «qui sont de celles que l’on aurait de quelle que soit la personnalité nommé au ministère». Et de réaffirmer le rôle clé de l’architecte dans les politiques publiques sur l’environnement, «parce qu’elles ne peuvent pas relever uniquement d’un calcul normatif. Elles doivent aussi être fondées sur un changement culturel et l’architecte qui porte la vision de la qualité des villes et du plaisir d’habiter doit y être associé.»
Denis Valode insistait de plus sur la nécessité «de donner de l’air à une profession qui souffre, dans un contexte de crise économique. Il faut se poser la question de la constitution du capital des sociétés d’architecture [En France, les personnes morales associées qui ne sont pas des sociétés d’architecture ne peuvent pas détenir plus de 25% du capital social. Source: Cnoa. NDLR]. A part les Italiens, nous sommes les seuls en Europe à avoir cette contrainte qui représente un frein à notre développement. Par ailleurs, il faut aider davantage les jeunes architectes à accéder à la commande.»
Crise des Ensa
Au sujet des futures générations, Rachida Dati trouvera enfin sur son bureau le dossier des écoles nationales supérieures d’architecture (Ensa). Si la crise qui les a secouées début 2023 s’est peu à peu éteinte et si la rentrée s’est déroulée dans un certain calme à l’automne dernier, la question était pour certains interlocuteurs encore loin d’être réglée. Ainsi Hugo Franck rappelait «qu’une refonte du diplôme doit avoir lieu. Or si on veut être à la mesure des enjeux à relever et pour compter sur de futurs professionnels plus nombreux et plus compétents, le ministère devra faire des efforts financiers».
Si les moyens pour pallier la situation des écoles étaient insuffisants, nous avions une oreille attentive du côté de la précédente ministre.
— Thomas Eleftériou, président de l’Ensa Paris-la-Villette
Président du conseil d’administration de l’Ensa Paris-la-Villette, Thomas Eleftériou rappelait lui très concrètement que «Rima Abdul Malak s’était engagée par écrit sur la relocalisation de l’école, dont nous espérons que Rachida Dati donnera suite». Et l’architecte de constater plus largement : «si les moyens déployés l’an dernier pour pallier la situation des écoles étaient encore insuffisants, nous avions une oreille attentive du côté de la précédente ministre.»
Rima Abdul Malak saluée
L’action menée par Rima Abdul Malak, et son intérêt pour l’architecture, ont d’ailleurs été souvent salués, notamment par la présidente du Cnoa. Mais au-delà des personnes, Christine Leconte déplorait le manque de permanence dont pâtissent les politiques de l’architecture en raison de l’étourdissant turn over qui touche le ministère de la Culture, notamment depuis le premier quinquennat d’Emmanuel Macron. «J’ai essayé de compter le nombre de ministres de la Culture que j’ai vus, ça devient presque insolent pour le monde de la culture et de l’architecture qu’on ne permette pas la continuité.»
Françoise Nyssen, Franck Riester, Roselyne Bachelot-Narquin puis Rima Abdul Malak… Le décompte des temps de présence des derniers ministres avait justement été fait par Ann-José Arlot. Cette fine connaisseuse des arcanes de la politique architecturale, qui avait fondé le Pavillon de l’Arsenal à Paris avant d’œuvrer au ministère de la Culture, en avait fait un post Instagram dès jeudi soir.
Et rien ne dit que Rachida Dati restera beaucoup plus longtemps dans la mesure où elle aurait obtenu, de la part du Président de la République, la garantie de mener une liste conjointe de la droite et des macronistes aux prochaines élections municipales à Paris. Qui sont programmées en 2026.
