« J'étais taillé pour le métier. » Représentant de la cinquième génération d'architectes de la famille André, Eric, 58 ans, résume ainsi comment, jeune adulte en rébellion contre cette transmission quasi dynastique, il a pris conscience que son coup de crayon et sa compréhension de l'espace lui ouvraient tout de même les portes d'une carrière prédestinée. L'aîné d'une fratrie de trois enfants poursuit ainsi la saga de cette agence lorraine installée à Nancy (Meurthe-et-Moselle), sur laquelle plane la figure tutélaire d'Emile André, un des piliers du mouvement Art nouveau dans la ville.
Les André ont accompagné l'urbanisation de cette agglomération du nord-est de la France, qui s'est développée à partir de l'annexion de l'Alsace-Moselle en 1871, puis a dû être reconstruite après la Libération. Aujourd'hui, l'agence André-Moulet tient son rang de première agence du département en termes de chiffre d'affaires.
Une maison « magique ». Depuis cent vingt ans, celle-ci est installée dans les mêmes locaux donnant sur la célèbre place Stanislas. Quand ils étaient enfants, Eric, son frère et sa sœur profitaient de la vue imprenable sur le feu d'artifice du 14-Juillet depuis les fenêtres des bureaux. Mais leur imprégnation architecturale est davantage venue de la maison que leur père, Jean-Luc, a construite en 1970 dans la banlieue verdoyante de la ville. Eric y avait « le sentiment de vivre comme dans un film par la dimension magique apportée par l'architecture ». Son frère Grégoire, architecte du patrimoine également installé à Nancy, reconnaît, lui, à cette demeure « une influence du quotidien ». La bâtisse, une relecture de l'iconique maison de Jean Prouvé, a résonné de récits de chantiers.
Cet héritage a marqué les deux garçons, même si Grégoire confie ne s'être jamais projeté aux côtés de son père et de son frère, pas plus qu'il ne se considère aujourd'hui comme le gardien d'un patrimoine familial. « Ma proximité affective avec les réalisations Art nouveau me pousse à laisser mon épouse et associée le soin de travailler sur cette période », glisse-t-il.
Leur sœur, Solène André-Invernizzi, directrice des programmes immobiliers d'une société d'investissement parisienne, a pour sa part éprouvé « le besoin conscient ou inconscient de [se] réaliser en dehors de cette histoire familiale. C'était peut-être plus facile entant que femme. » Jean-Luc André, aujourd'hui âgé de 81 ans, aime à comparer le tandem formé par son fils Eric et Francis Moulet à celui que composèrent jadis son père Michel et son oncle Jacques. « Le premier était un ingénieur centralien, le second un architecte formé aux Beaux-Arts. Michel savait gérer un chantier, rédiger des devis, calculer les dimensions d'une poutre en béton. Jacques causait art et philosophie, vivait entouré d'amis entre l'agence et l'appartement mitoyen. Mon oncle s'était pris d'affection pour moi, il me montrait des livres d'architecture. J'étais le fils qu'il n'a pas eu… »
Connexions locales. Dans les années 1930, Jacques et Michel ont notamment bâti l'Institut de zoologie. Devenu depuis le Muséum-Aquarium, il consacre une exposition aux deux frères jusqu'au 19 septembre prochain. Avec les motifs carrés de sa façade en blocs béton témoignant de l'influence de l'Américain Frank Lloyd Wright, cet ensemble classé monument historique est l'une de leurs œuvres majeures, avec le musée de l'Histoire du fer. Edifié trois décennies plus tard à Jarville-la-Malgrange, commune limitrophe de Nancy, ce dernier sera salué par l'Equerre d'argent 1969 (alors décernée par la revue « L'Architecture française »).
Jean-Luc André, aujourd'hui âgé de 81 ans, aime à comparer le tandem formé par son fils Eric et Francis Moulet à celui que composèrent jadis son père Michel et son oncle Jacques.
Caroline Bauer, commissaire de l'exposition au Muséum-Aquarium, n'y va pas par quatre chemins. Pour cette architecte et historienne de l'art, les familles André et Prouvé, qui sont d'ailleurs liées, ont conçu les trois quarts des réalisations architecturales intéressantes à Nancy. Auteure de l'ouvrage « L'Agence André (1920- 1973) », à paraître aux éditions Hermann, elle se dit « impressionnée » par la stratégie de perpétuation de cette dynastie, la force de ses réseaux, mais aussi de ses connexions avec les entreprises locales de construction, « autant de liens qui se sont transmis de génération en génération ».
Car si Emile demeure une figure incontournable dans la généalogie familiale, il a été très redevable à son père, Charles. Une forte personnalité dont l'implication dans l'Ecole de Nancy d'Emile Gallé avait préparé le terrain pour son fils. Charles, architecte en même temps que conseiller municipal, dreyfusard dans une ville réactionnaire, avait aussi noué des liens avec le peintre Victor Prouvé, père de Jean. Cette relation entre les deux familles se perpétuera à travers tout le XXe siècle. Ainsi, l'agence André a été l'une des premières à travailler avec Jean Prouvé, tandis que le fils de celui-ci, Claude, épousera l'une des filles de Jacques André avant de s'associer à Jean-Luc. Ce dernier tandem, s'il a moins bien fonctionné qu'espéré, atout de même attiré l'attention de représentants de l'architecture high-tech dont le Britannique Norman Foster, qui collabora avec l'agence André-Prouvé.
Immanquablement, une telle lignée incite à poser la question d'une possible sixième génération. Sur le sujet, Jean-Luc demeure évasif et aime à dire que « pareille longévité est déjà exceptionnelle ».
