La saison des mariages est ouverte

Poussées par les exigences de la commande ou soucieuses de pérenniser leur structure, plusieurs sociétés importantes ont récemment fusionné. Objectif : atteindre une taille critique.

 

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De gauche à droite, les aînés, Bernard Reichen et Roland Carta, et la relève, Stephan Bernard et Marc Warnery. Ces deux derniers ont opéré la fusion des agences Carta et Reichen & Robert.

En 2021, les faire-part d'alliance entre agences d'architecture sont tombés les uns après les autres : ACD Girardet et A26, Jacques Rougerie et Tangram, Roland Carta et Reichen & Robert… Et dès les premiers jours de 2022, Bernard Tschumi annonçait à son tour qu'il cédait son agence parisienne, BTuA, à ses confrères grenoblois de Groupe-6. Les professionnels se-raient ainsi de plus en plus nombreux à faire le choix de la croissance externe. Les architectes, leurs instances ou leurs partenaires, tous ont constaté le phénomène qui reste toutefois difficile à mesurer en l'absence de données chiffrées. Par exemple, aucune conclusion ne peut être tirée en ce sens à la lecture du tableau de l'Ordre tant les mouvements y sont nombreux. Mais il est des signes qui ne trompent pas. Depuis quelques mois, les demandes d'information sur le sujet émanant d'agences d'architecture, ainsi que des cabinets d'avocats et d'experts-comptables qui les conseillent, se sont multipliées lors des permanences juridiques du Conseil national de l'ordre (Cnoa).

Plate-forme de mise en relation. Au cabinet de conseil Fages, qui s'est fait une spécialité de l'accompagnement des maîtres d'œuvre, Daniel Seddiki, le gérant, admet qu'il n'a pas encore eu à gérer ce type de dossier, mais il a pu observer que « les architectes se posent beaucoup de questions, y compris des personnes qui travaillent seules. Ils se renseignent sur la marche à suivre pour se regrouper et essayent de trouver la solution juridique qui le leur permettra. » Au ministère de la Culture, qui entend que ce sujet soit abordé dans le cadre de l'Observatoire de l'économie de l'architecture lancé en novembre dernier, comme à l'Union nationale des syndicats français d'architectes (Unsfa) qui a monté début 2020 un groupe de travail « Transmission, association, fusion », ce mouvement de concentration est un sujet d'attention. L'Unsfa travaille même à la création d'une plate-forme numérique qui, « à l'horizon 2023, permettra aux agences d'entrer en relation mais aussi de trouver des conseils et des éléments sur le contexte administratif, juridique et financier d'un regroupement », explique le responsable du groupe de travail, Patrick Anjuere, pour qui « ce type de mouvement est à encourager. » En effet, la France demeure un pays où les agences sont petites, et l'image de l'architecte artiste, bohème et visionnaire, encore vivace. Si l'on met à part les professionnels qui exercent en libéral et dont le nombre s'érode, on recense quelque 12 500 sociétés et, selon le Cnoa, un tiers de cette myriade d'entreprises ne comptent qu'un seul associé. Christophe Damian, le président fondateur d'A26, ne peut d'ailleurs s'empêcher de faire la comparaison avec « la technostructure de l'architecture étrangère. On voit des agences de 100 ou 200 collaborateurs, ultra- organisées…

et qui nous marchent sur la tête quand elles viennent sur le marché français. Il nous faut devenir plus compétitifs. » La holding A26 a été créée dans ce but par une poignée d'agences, dès le début des années 2010. Aujourd'hui, elle regroupe 177 collaborateurs dont 128 architectes.

« Les architectes étrangers nous marchent sur la tête quand ils viennent sur le marché français. » - Christophe Damian, A26

Plus que jamais, tout ce qui participe à une structuration plus solide des entreprises est donc plutôt vu avec bienveillance. « L'administration est favorable à la montée en puissance des entreprises en général, rappelle d'ailleurs Jean-Philippe Bohringer, le directeur général du groupe d'expertise comptable et de conseil JPA, qui compte de nombreux architectes dans sa clientèle. Ainsi, puisqu'une fusion d'entreprises est un processus de cession de parts, sans échange d'argent, le Code général des impôts prévoit une absence de taxation de ces opérations. »

« La fin d'un cycle ». Une première raison pour un architecte de céder son agence est d'éviter, quand il avance en âge, que tout son travail disparaisse au moment où il se retirera. « Aujourd'hui, nous arrivons à la fin d'un cycle, analyse-t-on au ministère de la Culture. Il est donc nécessaire de permettre une continuité de l'activité et la conservation de tout un capital intellectuel et économique, soit par des transmissions en interne, à des collaborateurs, soit par des associations avec d'autres confrères. » Né en 1944, Bernard Tschumi travaillait depuis 2015 avec Groupe-6 sur le projet du pôle de biologie, pharmacie et chimie qui sera achevé cette année sur le plateau de Saclay (Essonne). Quelques années plus tard, il a estimé « préférable que les deux sociétés n'en fassent plus qu'une. Le mariage s'est fait autour de Saclay mais aussi de son après-chantier et de la décennale qui va suivre. » Pour l'architecte, qui conserve son agence new-yorkaise et continuera d'exercer en libéral en France, l'heure de la retraite n'a pas pour autant sonné. Pas plus que pour son confrère Jacques Rougerie, né lui en 1945, qui en faisant fusionner sa société avec la marseillaise Tangram, en juillet dernier, a peut-être surtout trouvé le moyen de poursuivre son œuvre sereinement.

« Sa femme Sophie et lui n'ont d'autre passion que la création. La fusion les a déchargés de tout le poids administratif de la gestion d'une agence et leur a rendu une liberté de travailler », note Emmanuel Dujardin, désormais président de Rougerie + Tangram.

D'autres professionnels veulent tout bonnement prendre du poids. « Ces agences ont besoin de pouvoir collaborer avec des majors du BTP et de grands bureaux d'études. En effet, dans ces secteurs, les entreprises ont déjà connu une phase de croissance, observe Jean-Michel Savin, le directeur du développement de la Mutuelle des architectes français (MAF). Cependant la croissance “naturelle” prend du temps. Le regroupement apparaît alors comme une solution rapide. » L'objectif que beaucoup ont à l'esprit est d'« atteindre la taille critique ». L'étape est d'ailleurs rendue quasi obligatoire par l'évolution de la commande. Les maîtres d'ouvrage, en particulier publics, ont en effet tendance à jouer la surenchère sur les critères de sélection de leurs architectes en exigeant d'eux des garanties hautes en matière de solvabilité et d'aptitudes.

« Ecrémages automatiques ». Le moyen est assez radical et très efficace pour écarter une bonne part des dossiers de candidature, alors que leur nombre a augmenté de manière exponentielle en raison de la contraction de la commande. A l'Unsfa, Patrick Anjuere s'en agace : « On assiste à des écrémages automatiques qui ne tiennent compte ni du talent, ni des vraies compétences. » En ce qui concerne ces dernières, Emmanuel Dujardin, chez Rougerie + Tangram, partage ce constat : « Nous devons être bons sur tous les aspects du métier, avoir un pied dans chaque spécialité. Donc il faut s'additionner. D'ailleurs, Jacques Rougerie nous a apporté des références en musées, en aquariums, en aéroports que nous n'avions pas. »

La complémentarité est aussi ce qui a motivé les agences AFA Architectes et Sanae à devenir AFA + Sanae. « Historiquement, la première était spécialisée dans le domaine tertiaire, les laboratoires et la logistique, et Sanae, dans ceux de la santé. Le regroupement a permis d'élargir nos champs d'intervention et de mutualiser nos ressources, et ainsi d'accroître notre force de frappe. De plus, nous y avons gagné une couverture élargie du territoire pour une plus grande proximité avec les clients », expliquent les deux cogérantes, Maud Grandperret et Edwige Caumont.

« Pour être bon sur tous les aspects du métier, il faut s'additionner. » - Emmanuel Dujardin, Rougerie+Tangram

D'autres arguments plaident encore en la faveur de l'agrandissement des structures, comme leur capacité économique à se doter d'un véritable encadrement managérial. Seules des agences de bonne taille ont en effet les moyens de recruter un directeur financier, un responsable RH ou encore un chargé de communication. Autant de tâches dont les architectes sont souvent trop heureux de se décharger pour pouvoir se consacrer… à l'architecture.

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