Contre mauvaise fortune, bon cœur. Ecarté des projets de reconstruction de Saint-Dié, petite ville vosgienne ravagée par la Seconde Guerre mondiale, Le Corbusier accepte, en 1946, de se limiter à la création d’une seule usine, à la demande de l’industriel déodatien Jean-Jacques Duval. Contraint de remiser un projet urbain jugé trop précurseur, il donne toute sa mesure dans la reconstruction de cette bonneterie aux trois quarts détruite par l’incendie de la ville, en 1944. Accolée aux anciens ateliers, l’usine est construite en hauteur pour libérer de l’espace. Monté sur pilotis, le bâtiment permet de stationner 200 bicyclettes sous le rez-de-chaussée. L’usine comporte quatre étages, dont le dernier abrite l’administration et la direction. Le tissu est directement acheminé par monte-charge au troisième étage, où il est découpé. Il descend ensuite aux ateliers de confection du deuxième étage. Les vêtements - à l’époque, des caleçons - sont emballés au premier étage, puis stockés au rez-de-chaussée.
Héritage du Bauhaus
Dans cette unique réalisation industrielle, Le Corbusier entend prendre le contre-pied des usines noires et étouffantes du XIX siècle en imaginant une usine « verte », où entrent à flots le soleil, les couleurs et le paysage. Au deuxième étage, il prévoit une double hauteur de plafond et des pans vitrés pour permettre aux ouvrières de travailler à la lumière du jour. La découpe des châssis est volontairement asymétrique pour rompre la monotonie. Dans les bureaux, les fenêtres présentent des dimensions identiques, mais sont posées de manière différente et s’ouvrent vers l’extérieur, en coulissant le long de la façade, pour gagner de l’espace. Reprenant un héritage du Bauhaus, Le Corbusier laisse les canalisations apparentes et y applique des couleurs correspondant à leur fonction. La polychromie se retrouve également dans les couleurs vives des plafonds des ateliers.
Au quatrième étage, de petits salons aux parois revêtues de chêne créent une ambiance intime et paisible rehaussée par le mobilier conçu par Jean Prouvé. Ami de Le Corbusier, Jean-Jacques Duval lui laisse une grande liberté, mais juge les dimensions de son bureau extravagantes. « Je n’avais pas demandé un salon de danse ! », proteste l’industriel. Pragmatique, l’architecte fait édifier une cloison mobile, qui dégage une salle de réunion dans le bureau directorial. Les bureaux donnent sur un vaste toit-terrasse entouré d’un muret de taille variable, qui s’ouvre par endroits sur les panoramas remarquables de la ville.
Un trésor jalousement gardé
Classée monument historique en 1988, l’usine emploie aujourd’hui une cinquantaine de salariés. Reconvertie dans la confection haut de gamme, elle constitue le dernier vestige déodatien d’une industrie textile jadis florissante. Fils de Jean-Jacques Duval et filleul de Le Corbusier, Rémi Duval, l’actuel dirigeant, a respecté avec dévotion le patrimoine familial, mais tient les visiteurs à distance. « J’ai pu entrer dans l’usine à une seule reprise, sans y avoir été invitée, et j’ai compris la fierté qui anime les ouvriers qui ont travaillé dans cet atelier d’orfèvre. La lumière, les couleurs et le mobilier en font un lieu qui n’a rien d’ordinaire », témoigne Madeleine Fève-Chobaut, adjointe à la culture de la mairie de Saint-Dié.
Trésor jalousement gardé, l’usine n’a pas connu de transformation majeure. Solide et fonctionnel, le bâtiment ne montre de faiblesses qu’au niveau des façades, le climat vosgien ayant mis à rude épreuve les pare-soleil et leurs fers à béton.




