"Jacques Rougerie est un poisson qui s'est déguisé en homme." L'hypothèse émane de l'un de ses amis, l'écrivain Jean-Louis Fournier. L'intéressé se définirait peut-être plutôt comme un mammifère marin mais, assurément, son univers n'est pas sur cette terre. Depuis toujours, la mer l'attire et il rêve d'y vivre. Pas au bord ou au-dessus... Sous la mer. L'architecte, reçu sous la coupole de l'Institut de France le 3 juin 2009, est bien un bâtisseur mais ses constructions, il les préfère subaquatiques.
Jacques Rougerie est né le 11 juillet 1945 à Paris. Pourtant, même son tout premier souvenir, c'est la mer qui lui en a fait cadeau. Il la revoit malmenant les barques des pêcheurs en s'abattant avec force sur les plages de Côte-d'Ivoire, pays où il a passé ses dix premières années. A la grande bleue, il doit encore "Le Monde du Silence" que son père l'a emmené voir à sa sortie en salles. Et bien sûr "20.000 lieues sous les mers", le capitaine Nemo, le grand hublot du Nautilus, le calamar géant... "Vivre sous l'eau, c'était magnifique", raconte-t-il en feuilletant aujourd'hui son édition originale du roman de Jules Verne, à bord de sa péniche-agence-logement, amarrée à Paris, face à l'Assemblée nationale.
Peuple de l'eau
Le monde dans lequel il a eu "la chance" de grandir était celui des aventuriers et des grandes expéditions, de Cousteau et de Tazieff. Bientôt on allait marcher sur la Lune et Kennedy invitait à conquérir une "nouvelle frontière". Celle de Jacques Rougerie était donc l'océan. A l'école des Beaux-Arts, où il est entré en 1963, son maître, Paul Maymont, avait justement réfléchi à des villes flottantes au Japon. Ses condisciples ont dû trouver original ce garçon qui voulait aller "traire les baleines". Lui étudiait en parallèle à l'Institut océanographique de Paris et de 1969 à 1972, il a sillonné la planète à la rencontre des peuples qui, du Japon au Bénin, vivent avec l'eau.
"J'aime bien construire mes rêves", confie Jacques Rougerie. En 1977, c'était chose faite, avec "Galathée", sa première maison sous-marine. "Avec ses hublots de 2,20 mètres de diamètre, on y vivait pleinement la mer", assure-t-il. Il y eut ensuite "Hippocampe" ou encore des expériences d'embarcations à coques transparentes. Aujourd'hui, un de ses grands projets est "SeaOrbiter", un extraordinaire vaisseau des mers, à la fois sur et sous-marin. Cette base mobile, que l'on imaginerait sans peine naviguer vers d'autres galaxies, devrait pouvoir emmener dix-huit personnes observer l'océan.
Habitat sous-marin
Si Jacques Rougerie est architecte amphibie, il ne donne pas dans l'utopie. Aux sceptiques, il accorde que "l'homme, de par sa physiologie, n'est pas fait pour vivre sous l'eau. Mais il est aussi fait pour comprendre. Pour se surpasser". Afin d'y parvenir, Jacques Rougerie se fonde sur la bionique et recherche les solutions dans la nature. Un peu comme "Léonard de Vinci a imaginé l'hélicoptère en observant la libellule", il crée des habitats sous-marins qui ont un certain cousinage avec les méduses. Il fallait s'y attendre, le développement durable a été son credo avant même que l'expression existe. "Il faisait partie des gens qui croyaient plus que d'autres à l'écologie, sans toutefois être un militant, raconte Francis Rambert, le directeur de l'Institut français d'architecture, qui le connaît depuis presque trente ans. Mais s'il est lucide sur les dérapages, il n'est pas catastrophiste. Je l'ai toujours connu optimiste."
Jacques Rougerie voit loin et l'humanité a pour lui encore bien des mondes à explorer. Quant à ceux qui ne vont pas à la mer, il s'efforce de la leur apporter. L'architecte s'est ainsi fait reconnaître pour ses musées et centres de la mer, tels "Nausicaa" à Boulogne-sur-Mer ou celui, à venir, qui sera consacré à l'archéologie sous-marine à Alexandrie, en Egypte. Cette mer, il l'amène maintenant jusque sous la coupole de l'Institut. L'épée qu'il a dessinée, croisement élégant d'un calamar et d'un espadon, renferme en effet le trésor de la terre: de l'eau. Et celui de la mer: une perle.