Vous avez été élus à l'Académie des Beaux-Arts le 14 novembre 2018. Comment se déroule le processus ? Quand y serez-vous installés ? De qui prononcerez-vous l'éloge ?
B. D. : J'ai reçu, un jour, l'appel d'un académicien qui m'a demandé si je voulais faire acte de candidature au fauteuil laissé vacant par Yves Boiret (1926-2018). J'ai hésité… Mais il est difficile de dire non ! J'ai appris alors que Marc Barani, qui est pour moi une caution morale et intellectuelle, avait été également approché pour succéder à Claude Parent (1923-2016). Je ne me voyais pas refuser si lui acceptait. J'étais très étonné que mon nom ait circulé, sachant aujourd'hui combien il est difficile de se mettre d'accord sur une candidature. Et quand je vois tous les critères requis, je me demande bien comment je suis arrivé au bout ! En ce qui me concerne, je serai installé le 21 octobre 2020. Un académicien croisé voici peu m'a dit : « Il te reste un an ? Tu n'y arriveras jamais ! » Il faut écrire l'éloge, créer le « Comité de l'épée » pour la financer par souscription, etc. Yves Boiret, mon prédécesseur, était architecte en chef des monuments historiques. Il a joué un rôle important dans le domaine du patrimoine. Il se trouve que j'ai travaillé sur un de ses bâtiments, le musée des Augustins à Toulouse. Mais je ne suis pas architecte du patrimoine. C'est ce qui m'a sauvé, d'ailleurs…

M. B. : Cela s'est passé de la même façon pour moi, avec cette différence que, le meilleur ambassadeur pour ma candidature, c'était l'auditorium que j'ai réalisé pour l'Institut de France [lire « Le Moniteur » du 24 mai 2019, p. 80].J'avais déjà un pied dans la porte ! J'ai hésité, comme Bernard, c'est tout de même une responsabilité ! Et pour y faire quoi ?
Et puis je me suis souvenu d'une discussion avec l'architecte Alessandro Anselmi [né en 1934, NDLR] quand j'étais étudiant. On parlait de l'actualité du Mouvement moderne. Il m'avait dit : « A l'époque, l'Académie bloquait tout. C'était normal de la faire éclater. » Ce que les modernes ont fait, avec l'idée de rupture comme source d'innovation. Il avait ajouté : « Et maintenant que tout est cassé, pourquoi casser ce qui l'est déjà ? » Je crois qu'il faut tisser de nouveaux liens dans notre monde fragmenté. L'Académie y a un rôle central à jouer, mais elle peut aussi être conseil auprès de l'Etat sur les débats du moment, sur les relations public/privé, par exemple. Une question qui va bien au-delà de la seule architecture.
Que comptez-vous y faire ?
B. D. : Ce qui m'intéresse dans l'Académie des Beaux-Arts, au travers des disciplines qu'elle abrite, c'est qu'elle forme le socle commun de notre culture, en dehors de toute avant-garde, de toute tendance. Cette idée me plaît beaucoup. C'est un peu le monde que j'avais connu à la Villa Médicis de Rome [1984-1985, NDLR], avec des peintres, des photographes, etc. Une sorte de conservatoire où on ne parle pas que d'architecture, où l'on croise les regards. Au plan spatial, c'est un lieu très intimidant. Je n'arrive même pas à prononcer le mot « académicien », je préfère dire « l'Académie »…
M. B. : Nous sommes libres de proposer les sujets de notre choix. On a démarré avec le Grand Prix d'architecture remis à Alvaro Siza Vieira le 9 octobre dernier. Au-delà du choix de Siza, incontestable, ce prix véhicule les valeurs de l'Académie : préférer les continuités aux ruptures, ne pas opposer tradition et modernité, comprendre l'histoire comme un processus continu d'évolution qui relie le passé au présent pour permettre au futur de s'installer, comme je l'ai dit dans mon discours. Quand tu deviens académicien, sous la coupole, dans la salle des séances, l'influence de l'architecture est telle que tu sens le poids de l'histoire et que tu te coules dans ce moule. Le lieu imprègne le discours. Tu vois les choses à une autre altitude. Et ça fait du bien.
« L'Académie peut jouer le rôle de conseil auprès de l'Etat sur les débats du moment. » Marc Barani
Vous êtes donc libres de proposer les sujets de votre choix. Auxquels songez-vous, par exemple ?
M. B. : L'Académie demande qu'on alimente le débat… Le rapport entre public et privé est un sujet majeur.
Le président de la République est le « protecteur » de l'Institut. Il faut renouer les liens avec les services de l'Etat sur des sujets comme la transition numérique, par exemple.
Mais ce n'est que la partie émergée de la question. La vague qui vient, à laquelle nous devons penser de manière transdisciplinaire, c'est l'intelligence artificielle (IA) ! Qu'est-ce qui, dans le savoir de l'architecte, n'est pas modélisable par l'IA ? Comment enseigner et former des architectes armés pour le futur si on n'a pas réfléchi à ça ? Il existe aujourd'hui des logiciels qui dessinent les plans de logements sur un iPhone. Pour l'instant sans doute moins bien que les architectes. Mais comment enseigner le logement avec cette nouvelle donne ? Comment apprendre aux étudiants la technique, les réglementations ? La machine les traitera dix fois mieux et plus vite que nous ! Voilà un sujet transversal sur lequel l'Académie pourrait réfléchir.
B. D. : L'Académie peut avoir une réflexion prospective. Les académiciens ont leur carrière derrière eux. Il n'y a plus d'enjeux, d'intérêts particuliers ou partisans. Le propos est désintéressé et c'est extrêmement agréable. La parole est libre, ce n'est pas rien.
Dans quelles circonstances vous êtes-vous rencontrés ?
M. B. : Je me souviens surtout de ma rencontre avec l'architecture de Bernard…
B. D. : Dans mon souvenir, nous nous sommes rencontrés par l'intermédiaire de la journaliste Françoise Arnold. J'ai d'emblée été séduit par les propos de Marc. Chose curieuse, nos carrières ont commencé sur un même type de programme : la nécropole du mémorial des guerres en Indochine à Fréjus (Var) en 1993, pour moi ; l'extension du cimetière Saint-Pancrace à Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes) en 1992, pour Marc. Depuis nous sommes restés très liés, et nous nous sommes suivis, avec l'Equerre d'argent en 2008 pour Marc et en 2009 pour moi. Et jusqu'à l'Académie l'an dernier !

A quoi ressembleront vos épées d'académiciens ?
M. B. : Je n'en ai aucune idée à ce jour ! J'ai demandé à ma fille Cécile, qui est designer, de concevoir la mienne. Dans l'Histoire, les épées ont toujours été fabriquées avec les techniques les plus avancées de l'époque. Elles avaient une vocation défensive, ce qui n'est évidemment pas le cas à l'Académie ! Mais on pourrait rester dans cette démarche d'innovation, avec l'impression 3D, par exemple… La symbolique, c'est autre chose. Le cheval cabré me plairait bien, mais il est déjà pris [par Ferrari, NDLR].
B. D. : Je change d'idée tous les jours… La date se rapproche. De plus, je n'ai jamais eu le goût des symboles. C'est compliqué. A ma décharge, Marc et moi participons aux travaux de l'Académie sans y être encore installés, tous les mercredis. On assiste aux débats et on se familiarise avec les usages et les lieux.
Comment se déroulent ces travaux ? Leur contenu a-t-il vocation à être extériorisé ?
M. B. : Les travaux se déroulent à huis clos, même si certaines conférences sont publiques. Il y a d'ailleurs aujourd'hui, à l'Académie, la volonté de s'ouvrir à un plus large auditoire.
Sous quelle forme, c'est à voir… Mais ça nous semble nécessaire. Personne ne sait comment fonctionne l'Académie, ni ce qui s'y passe. Il faut que ce soit vivant ! On prête à Cocteau ce mot : « On commence à l'Académie comme Immortel et on finit comme un fauteuil ! » Le nouvel auditorium que j'ai construit symbolise cette volonté d'ouverture. Il accueillera des colloques, des conférences, des concerts, etc. L'Institut, qui chapeaute les cinq académies, est connu pour l'Académie française, le dictionnaire, et c'est à peu près tout. Xavier Darcos, chancelier de l'Institut, a la volonté de corriger le tir. Les académiciens ont quand même plus de choses à dire !
L'interdisciplinarité rejoint l'idée des « correspondances subtiles » qui traverse votre architecture, Marc Barani…
M. B. : Oui, exactement ! La tradition hindoue définit l'architecture comme « la science des correspondances subtiles », avec cette idée que le subtil c'est ce qui n'est pas vu, cette dimension magique qui fait que l'univers est ce qu'il est…
B. D. : Il y a toujours une dimension spirituelle, sacrée, métaphysique dans l'architecture. Je dis toujours à mes étudiants qu'il faut dessiner les bâtiments comme des églises. Le programme vient après. On n'y arrive pas tout le temps, mais c'est au centre de mes préoccupations. L'architecture, c'est l'art de bâtir. Je suis très pragmatique…

« L'architecture n'est pas qu'une simple occupation. Le projet s'ancre dans le temps et dans l'espace. Et ce n'est pas rien ! » Marc Barani
M. B. : Tu sais amener le projet ailleurs que dans le simple art de bâtir. Et les étudiants ont besoin de ça aujourd'hui. Si on ne parle pas de ces choses-là, on passe à la trappe une dimension essentielle de l'architecture qui est de nature existentielle.
Elle nous confronte à des questions sur nous-mêmes et les autres. C'est l'un des très rares métiers qui te permet de mieux connaître le monde, d'y trouver une place par le projet et de mieux se connaître soi-même. S'ancrer dans le temps et dans l'espace, ce n'est pas rien ! Là est la vraie dimension de l'architecture. Elle n'est pas une simple occupation…
« Il y a toujours une dimension spirituelle, sacrée, métaphysique, dans l'architecture. Il faut dessiner les bâtiments comme des églises. » Bernard Desmoulin
Comment ont évolué vos aspirations, vos convictions, vos valeurs, au fil du temps ?
B. D. : Marc et moi avons eu la chance de travailler sur de très beaux programmes, dans le domaine culturel, où il y a une vraie demande d'architecture… On n'a pas trop souffert. On a échappé à un système qui, aujourd'hui, broie les architectes et l'architecture. Leur autorité est de plus en plus contestée.
Nous sommes devenus de simples prestataires, pour les mauvais maîtres d'ouvrage, privés ou publics. Maître d'ouvrage est un métier qui semble facile à ceux qui n'en ont pas la compétence. Les entreprises se sentent tout aussi capables que les architectes de produire du bâti, quand le désir d'architecture a disparu. Le programme se résume à un inventaire quantitatif… La société change, les enjeux aussi. Si je sens que j'ai encore une utilité, si ce que je fais intéresse, je continuerai de construire. D'ailleurs, l'Académie est une forme de relais à l'acte de bâtir.
M. B. : On a importé des pays du Nord l'idée de démocratie horizontale, qui doit aller de pair avec le respect de l'autre… En France, ça se traduit par : je te marche sur la tête ! Chacun défend son intérêt sans se soucier de l'intérêt commun. C'est la limite de la participation à la française. Pourtant, établir un dialogue avec les gens concernés par le projet peut enrichir le processus de conception. Mais quand il s'agit de dessiner, c'est l'architecte qui tient le crayon et personne d'autre ! Maître d'ouvrage, entreprises et architecte : chacun doit rester dans son rôle. Notre architecture, si elle évolue, conserve cette exigence. Quelles sont les raisons qui dessinent le projet ? Des forces sociales, économiques, politiques, les puissances de la nature agissent dans le territoire. Comment mettre en résonance ces forces avec les formes du projet ? C'est ce qui m'intéresse de plus en plus ! Après, où se situe notre espace de liberté comme architecte ? Je réponds souvent avec cette citation issue du documentaire iranien « Sepideh - Un ciel plein d'étoiles » de Berit Madsen (2013) : « Ce n'est pas la grille autour de l'étang qui me fait souffrir. Je souffre de vivre avec des poissons qui ne connaissent pas la mer. »