Voilà plusieurs mois que les 21 Ecoles nationales supérieures d’architecture (Ensa), Paris-Val-de-Seine et Paris-Est en tête, multiplient les démarches pour organiser l’accueil de professionnels de Gaza dans leurs établissements. Et donc, surtout, pour donner une chance à des architectes, des ingénieurs, des architectes d’intérieur de sortir du territoire palestinien en guerre depuis un an et neuf mois, pour trouver refuge en France. Grâce à cette action, une jeune designer, Sara Alqataa, enseignera à partir de la rentrée dans les deux établissements franciliens, situés à Paris et à Marne-la Vallée.
D’autres de ses compatriotes étaient attendus d’un moment à l’autre par les personnels mobilisés dans ces écoles… jusqu’à ce que le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, annonce le 1er août au matin, sur «France-Info», la suspension de toute procédure de sortie de la bande de Gaza.
La décision n’a pas de rapport avec le processus engagé par les écoles d’architecture. Elle a été prise par le gouvernement après qu’on ait découvert qu’une étudiante palestinienne, qui devait faire sa rentrée à l'Institut d'études politiques de Lille, avait tenu sur les réseaux sociaux des propos considérés comme antisémites et relevant de l’apologie du terrorisme. Elle a depuis quitté le territoire français pour le Qatar.
Coup de fil au standard
Pour les écoles d’architecture, tout avait commencé par un coup de fil reçu au standard de Paris-Val-de-Seine. Un membre de l’entourage familial en France de Sara Alqataa et de son mari, l’architecte palestinien Ahmed Shamia, était en train de faire le tour des Ensa pour trouver l’établissement qui accepterait de soutenir le dossier monté pour qu’Ahmed Shamia bénéficie du Programme national d'accueil en urgence des scientifiques et artistes en exil, alias Pause, du Collège de France.
Ce dispositif a en effet été créé en 2017 pour «protéger et accueillir les scientifiques et les artistes ne pouvant plus poursuivre leurs activités dans leur pays d’origine», explique son site internet. Selon le dernier rapport annuel de Pause, en 2024, 24 scientifiques et 28 artistes gazaouis ont été, selon l’appellation consacrée, déclarés «lauréats» de ce programme. Ils pouvaient donc prétendre à venir s’installer en France de même que leurs conjoints et enfants. Le même rapport précisait cependant que, «au 31 décembre, seule la moitié des lauréats soutenus [avaient] pu rejoindre la France», illustrant déjà combien la mise en œuvre effective de cette aide est complexe.
«On y va !»
Pour ce qui est du dossier d’Ahmed Shamia, «en réalité c’est Sara qui, depuis Gaza, a découvert Pause et nous avait demandé de regarder de plus près», explique le membre de sa famille qui témoigne en son nom. Et puisque qu’une condition essentielle est de pouvoir compter sur le soutien d’un établissement culturel ou d’enseignement supérieur et/ou de recherche qui puisse à la fois fournir un poste et participer au financement de l’accueil, il restait à trouver une école partante.
A Val-de-Seine, le fameux appel au standard a été transmis à Nathalie Hébréard, la directrice des études et de la pédagogie. «Je connaissais un peu Pause puisque que l’école avait déjà reçu un doctorant syrien il y a quelques années, raconte-t-elle. Alors je suis allée voir notre directeur de l’époque, Philippe Bach qui a tout de suite dit "on y va !"»
S’en est suivi tout le montage du dossier : CV, portfolio, etc. Mais aussi la définition d’une mission précise qui justifie de confier un poste à Ahmed Shamia. Mais encore l’allocation d’un budget… et parce que Val-de-Seine devait assumer cela à périmètre constant, elle a fait appel à Paris-Est pour proposer un double-portage du dossier.
Directeur de ce deuxième établissement, Mathieu Delorme explique ainsi que «pour couvrir le salaire mensuel et le logement pendant un an, le programme Pause prévoit une somme totale de 50 000 € et en prend 60 % à sa charge. Pour réussir à assumer les 40 % restant, Val-de-Seine nous a demandé de nous associer à eux, à la fois pour le partage de frais mais aussi pour qu’Ahmed Shamia puisse intervenir dans nos deux écoles.» En avril dernier, l’architecte palestinien avait ainsi été déclaré lauréat de Pause.
Mais le 13 mai, Ahmed Shamia est décédé après avoir grièvement blessé lors d’un bombardement de Gaza. «Au-delà d'être un architecte brillant, Ahmed était un grand philanthrope qui n'hésitait pas à soutenir financièrement ses élèves afin que les plus démunis puissent poursuivre leurs études d'architecture, à les accueillir au sein de son cabinet pour partager ses connaissances. Le jour où il a été grièvement blessé, il revenait de "visiter" un bâtiment partiellement détruit pour lequel on lui avait demandé consultation», relate l’entourage familial. Et de préciser comment il a fallu, dès lors, que toutes les parties prenantes réagissent vite pour qu’en dépit de la disparition de son mari, Sara Alqataa puisse quitter Gaza. Un nouveau dossier Pause a alors dû être monté et accepté. Et la jeune femme est finalement arrivée en France fin juin.

L'architecte Ahmed Shamia, décédé le 13 mai dernier. (Avec l'autorisation de Sara Alqataa)
«Etat d’urgence absolue»
«Depuis d’autres demandes nous sont parvenues d’un peu partout, poursuit Mathieu Delorme. Un dossier notamment nous a été soumis par Pause. Ses responsables nous ont cependant fait savoir qu’ils avaient épuisé leur propre enveloppe budgétaire et mais que la personne concernée et sa famille se trouvait dans un état d’urgence absolue.» Puisqu’il fallait aux Ensa assumer la totalité des 50 000 € que supposait l’accueil de cette famille, Paris-Est et Paris-val-de-Seine ont cette fois décidé de mobiliser… tous leurs collègues. C’est ainsi que les 21 Ensa ont apporté leur contribution.
Au fil des semaines, la liste des projets d’accueil s’est allongée, avec des réponses toujours définies au cas par cas, et sans pour autant entrer dans le cadre de Pause. A Val-de-Seine, Nathalie Hébréard cite, par exemple, celui d’un doctorant qui doit être accueilli via un autre dispositif. La responsable qui travaille main dans la main avec Estefanía Nuchera, directrice adjointe des études et de l'international de Paris Est, espère que d’autres dossiers, encore, pourront aboutir.
«Un téléphone, un chargeur et une brosse à dents»
Nouveau directeur de Paris-Val-de-Seine, Philippe Goze compte, lui, sur des appuis «logistiques et financiers» qui puisse venir d’ailleurs que du cercle restreint, en nombre et en moyens, des Ensa. Car ces établissement se retrouvent à régler des questions qui les emmènent bien loin de leur cadre habituel : trouver des logements, reconstituer un trousseau minimum pour des personnes qui ne peuvent sortir de Gaza qu’avec «leur téléphone portable, un chargeur et une brosse à dents».
Pour doter Sara Alqataa du nécessaire, une cagnotte en ligne a ainsi été organisée et, poursuit Jérôme Goze, «des solidarités se créent chez les enseignants pour proposer notamment des solutions d’hébergement». Et de constater : «Ce que nous accomplissons est terriblement modeste, mais il le faut le faire.»
«Un œil sur ses mails, même en vacances»
Pour le moment, c’est surtout l’attente. Car depuis l’arrivée de Sara Alqataa, aucun autre professionnel du secteur de l'architecture palestinien n’a encore pu quitter Gaza. Toute sortie fait en l’objet d’un contrôle des autorités françaises, puis de négociations diplomatiques avec les autorités israéliennes, mais aussi avec Amman. Les réfugiés palestiniens rejoignent en effet la France en passant par la Jordanie. Alors en attendant, expliquait Nathalie Hébréard, il y a tout juste quelques jours, «même en vacances, tout le monde garde un œil sur ses mails car nous espérons des bonnes nouvelles.»
Après l’annonce du quai d’Orsay de cesser tout transfert, celles-ci ne seront pas pour tout de suite. De sources diplomatiques, il a été confirmé au «Moniteur» que la mesure est «temporaire», et ce le temps qu’une «enquête administrative» soit menée auprès des services français qui instruisent les autorisations accordées aux ressortissants palestiniens.
Pour le gouvernement, il s’agit en effet de comprendre comment l’étudiante qui doit faire l’objet d’une expulsion a pu être accueillie en France malgré des déclarations condamnables. Selon la même source, des programmes comme Pause ou celui plus spécifiquement dédié aux étudiants boursiers (dont la jeune femme mise en cause a bénéficié), sont donc concernés par la mesure de suspension et les dossiers déjà validés devraient être rééxaminés. Le 1er août, aucune date de reprise des départs de Gaza vers la France ne pouvait donc être donnée.
Pause appelle à une reprise de l’accueil des Gazaouis «dans les plus brefs délais»
A la suite de l’annonce faite par Jean-Noël Barrot, les responsables du Programme national d’accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil (Pause) du Collège de France ont diffusé un communiqué le 1er août pour appeler «les autorités françaises à tout faire pour garantir la sortie sûre et dans les plus brefs délais des lauréats Pause et de leurs familles (…) qui risquent leur vie chaque jour».
IIs ont précisé que 26 personnes et leur entourage «attendent depuis plusieurs mois une sortie de Gaza (…). Comme pour l’ensemble de la population gazaouie, leurs conditions de vie deviennent chaque jour plus insoutenables sur un territoire où la quasi-totalité des infrastructures a été détruite et où la faim, le manque d’accès aux soins et les bombardements ininterrompus depuis près de deux menacent plus de deux millions de personnes.»
Le communiqué souligne que «le programme Pause condamne avec la plus grande fermeté l’antisémitisme, le racisme et tout propos appelant à la haine», tout en confirmant que que l’étudiante gazaouie, responsable de propos condamnables et qui a été expulsée vers le Qatar le 3 août, n’en était «pas lauréate».
Le texte insiste sur l'examen «rigoureux» dont font l'objet les dossiers des universitaires, doctorants ou artistes qui demandent à bénéficier de Pause : «des vérifications de sécurité sont effectuées systématiquement par les services compétents des ministères qui participent au processus de sélection» et les candidatures sont validées par un comité dans lequel les ministères de l’Europe et des Affaires étrangères, de l’Intérieur, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et enfin de la Culture sont parties prenantes.