Reportage

Colère dans les Ensa : à La Villette, les étudiants construisent leur mobilisation

Après avoir décidé la veille de «bloquer les enseignements» pour dénoncer le manque de moyens alloués à la discipline, les élèves de l’école nationale supérieure d’architecture située avenue de Flandre, à Paris (XIXe) étaient, le jeudi 2 mars, en pleine élaboration de leur stratégie d’action. Entre la fabrication de tracts et de banderoles et calage d’un calendrier de manifestations ; les voyages d’études annulés, les emplois du temps bousculés et le manque d’espaces pour travailler sur les projets - ou même manger - étaient au centre des discussions.

Banderole devant l'Ensa Paris La Villette, le 2 mars 2023
Accrochée dans la matinée du 2 mars, une banderole avertit dès l’entrée de la cour : l’Ensa Paris-La Villette est désormais «en lutte».

«Ici, la salle 100, c’est le chaudron de l’école, le lieu où les étudiants peuvent venir travailler librement», présente l’architecte Thomas Eleftériou, maître de conférences  et président du conseil d’administration de l’Ecole nationale supérieure d’architecture (Ensa) de Paris-La Villette, dans le XIXe arrondissement.

Ce matin du jeudi 2 mars, la grande salle bouillonne gentiment même si elle se transforme pour devenir le centre de la contestation des élèves. La veille au soir, dans cette même salle et dans une ambiance, paraît-il, autrement plus vive, ils ont tenu une assemblée générale et voté à la majorité le blocage des cours. «Il ne s’agit pas de bloquer l’école, mais bien les enseignements, insiste en effet Solène, étudiante en troisième année de licence (L3). Nous voulons réfléchir aux conditions actuelles des études en architecture.»

Après le mouvement mené en février à l’école de Normandie, à Rouen, l’établissement parisien se mobilise donc à son tour pour dénoncer le manque de moyens financiers et humains. Une faiblesse en matière de dotation de la part de l’Etat que la plupart des 20 Ensa pointent aujourd’hui.

Depuis plusieurs semaines, une salve de courriers et de motions a été rendue publique par les établissements mais aussi par diverses instances représentatives, comme le Conseil national des enseignants chercheurs des écoles nationales supérieures d'architecture (Cnecea), pour dénoncer la pénurie de personnel, notamment administratif, ou encore la faiblesse des rémunérations.

«Tout cela a un impact direct sur la pédagogie, déplore Solène, qui est également vice-présidente de la Commission de la formation et de la vie étudiante de La Villette. Par exemple, nous devrions avoir un voyage obligatoire en première et en troisième année de licence mais la situation budgétaire ne le permet pas.» Il est en effet déjà annoncé que l’an prochain, les L3 seront privés de cette fameuse expérience de découverte sur le terrain. Et Solène d’embrayer sur la surcharge de travail qui affecte l’administration : «il est très difficile de communiquer avec elle. Elle manque tellement de temps que ça peut lui prendre plusieurs semaines après le début des cours pour établir les listes de répartition définitives des étudiants dans les groupes de projets.»

Au fond de la salle 100, Emma, Eve, Sandra et Cinthia, également élèves en L3, se souviennent que leur responsable de première année, « déjà, avait décidé de partir. Le pauvre, il était submergé, ça se voyait !» Manière de rappeler que tout cela n’est pas très nouveau. Un premier mouvement de protestation, consécutif à la mise en œuvre de la réforme des Ensa de 2018, avait démarré en 2020… avant d’être stoppé net par le début de l’épidémie du Covid-19. Et les jeunes femmes de poursuivre :

«Notre année de L1, nous l’avons vécue en confinement donc notre préoccupation principale était ailleurs mais aujourd’hui, nous sommes vraiment dégoûtées de tout ce qu’on nous dit qu’on ne peut pas faire. Au début, nous étions paniquées et puis on s’est fait une raison en se disant, à chaque dysfonctionnement, que c’était normal. Mais en réalité, ce ne l'est pas.»

Le couvercle du chaudron a donc fini par sauter et plus soudainement sans doute que tous ne s’y attendaient. «Hier on ne voyait pas forcément  les choses partir comme ça et on est encore un peu dans le flou. Tout est en train de se mettre en place», relate Cinthia.

"Quand est-ce qu'on manifeste?"

D’ailleurs, à l’entrée de la cour, une banderole est apparue dans la matinée, jouant sur l’acrostiche Ensa : «Ecole nationale sans argent». Dans la salle 100,  un micro espace de réunion a été bricolé à l’aide de plateaux de table. En avalant des sandwichs et des clémentines, les responsables des différentes «pôles» Action, Communication ou encore Ecriture de la mobilisation font un point sur l’organisation : «ce serait bien de savoir quand est-ce qu’on manifeste?» Comme lors de précédentes manifestations contre le projet de réforme des retraites, les Ensa seront notamment présentes dans le cortège du 7 mars.

Il est aussi question du timing des messages à diffuser sur les réseaux sociaux, des installations à disposer dans la cour - «une scénographie pour montrer qu’il se passe quelque chose» -, d’un concert et puis des ateliers pour fabriquer banderoles, tracts et t-shirts. Un calendrier se dessine pour la semaine à venir.

"Il faut être combatif"

Dans le même temps, puisqu’il n’est pas question de grève, les cours ont lieu mais ont pris, pour certains, une tournure inhabituelle. Ils sont passés en mode «banalisé». Alors que la rentrée du second semestre a eu lieu le lundi 27 février, ce qui devait être une séance d’introduction à l’enseignement du projet urbain au L3 est donc devenu pour Philippe Chavanes, architecte chez Germe & Jam, l’occasion de dresser un état de la situation aux étudiants. Il explique notamment sa vision, largement partagée par ses confrères, de la réforme de 2018 : «elle a permis de refiler une patate chaude aux écoles en leur donnant une certaine autonomie - ce qui était bien - mais aussi en renvoyant vers elles un certain nombre de tâches, mais sans leur donner moyens de les mener. Donc nous jonglons pour que vous ayez un encadrement normal.»

Devant un auditoire très calme, il poursuit en peignant un «tableau volontairement un peu dramatique. Mais la toile de fond [de cette crise] est la remise en compte de la dimension publique de l’architecture et la montée en puissance des acteurs privés de la construction et de la ville, contexte dans lequel nous sommes considérés comme des "prestataires". Mais je n’ai pas envie de vous déprimer. Il faut être combatif.» Un peu plus tard, après le cours, il reconnaît qu’il présente toujours cet état des lieux aux étudiants, mais un peu plus tard dans le déroulement du semestre.

"Tout tient de bric et de broc"

Dans une salle voisine, également enseignants en projet urbain, Gian Maurizio et Jonathan Bruter écoutent les doléances des étudiants. «Il y a une seule personne pour s’occuper de tout ce qui est technique. Alors quand au début d’un cours un projecteur ne fonctionne pas… eh bien, le cours ne peut pas avoir lieu» ; «il n’y a pas assez de places dans les salles et en novembre dernier, nous avons eu très froid parce qu’en raison d’une fuite d’eau, il n’y avait plus de chauffage » ; «on n’a nulle part où manger. La cafeteria est trop petite et on n’est pas censé apporter de la nourriture dans les salles.»

Dans les faits, à l’heure du déjeuner tout le monde sort de quoi se restaurer mais mieux vaut privilégier les repas froids «car de toute façon, nous avons trois micro-ondes pour tout le monde!» D’une phrase, une étudiante résume la frustration générale : «Nous avons l’impression que tout tient de bric et de broc. Ça a toujours un peu été l’esprit de La Villette… mais là, nous avons atteint le niveau critique.»

Le président du conseil d’administration, Thomas Eleftériou souligne qu’au-delà du problème global du niveau des dotations, la spécificité de l’école de la rue de Flandre est la vétusté de ces locaux et l’insuffisance des surfaces pour un établissement qui accueille environ 2 220 étudiants par an. «L’école est ici depuis 1977, dans des locaux qui étaient autrefois un dépôt de porcelaine. Alors des travaux d’entretien, nécessaires pour maintenir le site, sont menés», note-t-il. Une relocalisation annoncée de longue date est devenue un vrai serpent de mer. «On se bat pour cela depuis 20 ans», assure l’enseignant.

Réunis autour d’un café dans un restaurant proche, lui et ses collègues sont aussi en pleine réflexion sur la stratégie à adopter. Après l’envoi d’un courrier de sept pages, les représentants de Paris La Villette doivent être reçus au ministère de la Culture prochainement. « Individualiser les sujets comme le souhaite le ministère est nécessaire car les écoles n’ont pas toutes les mêmes problèmes. Mais il faut aussi qu’elles agissent ensemble pour faire avancer les questions générales de l’évolution à la fois de l’enseignement et de nos métiers», estiment les quelques professeurs présents. En attendant, ils s’accordent sur la date du lundi 6 mars pour tenir une assemblée générale cette fois du corps enseignant de La Villette. Elle leur permettra de se positionner très clairement. Car ils sont tous certains qu’ils ne pourront pas poursuivre très longtemps sur ce mode de blocage des enseignements où ils animent des cours qui n’en sont pas vraiment.

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