Ils sont de toutes les manifestations : le 7 mars, contre la réforme des retraites, le 8 à l'appel des féministes, et dans les cortèges divers annoncés pour les jours suivants. Mais avec des slogans et des banderoles qui leur sont propres : « Archi pauvre », « Ensa suffit »… Les étudiants des Ensa donc, les écoles nationales supérieures d'architecture, sont mobilisés pour dénoncer la faiblesse des moyens, tant financiers qu'humains, dédiés à leurs établissements. La contestation soutenue par les professeurs, les personnels administratifs et des instances représentatives des établissements a abouti au blocage de plusieurs écoles. A la fin de la semaine dernière, les cours habituels étaient suspendus dans une dizaine des 20 Ensa françaises.
Alors qu'un mouvement avait démarré début 2020, avec de mêmes revendications, avant de stopper net en raison de l'épidémie de Covid-19, la colère s'est ravivée début février 2023, quand la rentrée a été repoussée d'une semaine à l'Ensa Normandie, à Rouen (Seine-Maritime). En raison d'une pénurie de personnel administratif, la direction avait jugé ce report indispensable pour pouvoir accueillir les étudiants dans des conditions correctes. « Toute l'administration est surchargée, mais cela se répercute aussi sur notre travail, soulignait un enseignant. Depuis des années, cette école tourne avec des bouts de ficelle en raison d'un plafond d'emploi et de financement trop bas. Notre budget 2023 est déficitaire, ce qui se traduit par zéro achat de matériel et zéro visite organisée pour les étudiants. »
Création d'un collectif. En France, l'enseignement de l'architecture est sous la co tutelle du ministère de la Culture et de celui de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, mais le fonctionnement des Ensa sous la seule tutelle de la rue de Valois. Si le contexte, notamment matériel, peut différer d'une école à l'autre, la critique sur le manque de dotations a rapidement trouvé de l'écho à Paris-La Villette (lire ci-contre) , à Paris-Belleville, à Rennes (Ille-et-Vilaine), à Grenoble (Isère)… Et au-delà de ces blocages par école, un collectif de coordination, Ensa en Lutte, s'est formé le 3 mars et assure : « Nos situations ne sont pas des cas particuliers : l'austérité à laquelle sont assignées les Ensa n'a que trop duré ! » Ses représentants estiment encore qu'ils n'obtiendront « satisfaction qu'en fédérant durablement nos organisations ».
Depuis plus d'un mois, les courriers, motions et communiqués s'enchaînent. Dans un texte rendu public le 13 février, le Conseil national des enseignants-chercheurs des écoles nationales supérieures d'architecture (Cnecea) alertait : « La pénurie de personnel et la faiblesse des rémunérations auront, tôt ou tard (…) un impact sur la qualité des enseignements et l'exercice de leurs missions. A terme, c'est l'intérêt public de l'architecture tel qu'il est prévu dans la loi qui est menacé. » Dans une lettre de sept pages, adressée dès février à la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, le conseil d'administration Paris-La Villette insistait sur le fait que la réforme lancée en 2018 « n'a pas été accompagnée de moyens appropriés pour la mettre en œuvre ».
Côté ministère, on rappelle que l'application d'une telle réforme ne peut se faire que sur le temps long. Alors qu'il s'agissait, en 2018, de caler le modèle de fonctionnement des Ensa, jugé ancien, sur celui de l'université et notamment d'adapter le cursus au dispositif européen LMD (licence, master, doctorat), l'administration de la Culture estime que « cela nécessitait une augmentation des moyens. Le plan de rattrapage établi sur cinq ans a été réalisé en grande partie. Mais aujourd'hui, les écoles se focalisent surtout sur la petite partie restante. » De fait, dans les Ensa, certains efforts ont été salués, comme la revalorisation du salaire des enseignants contractuels, intégrée par les parlementaires dans la loi de finances pour 2023. Un enseignant de Lille pestait néanmoins : « Nous essayons d'élaborer des stratégies budgétaires mais sommes bloqués de toutes parts ! »
Bataille des chiffres. Entre les écoles et le ministère, le sujet a tourné à la bataille de chiffres. Pour souligner la médiocrité de leur sort, professeurs comme étudiants brandissent des chiffres mentionnés par la sénatrice Sylvie Robert en 2020 : « La dépense moyenne par étudiant en Ensa est de 7 597 euros par an, contre 11 670 euros par an en moyenne dans l'ensemble de l'enseignement supérieur. » Une comparaison caduque aux yeux du ministère, selon qui « cette dépense est désormais de 11 300 euros ». Il précisait que ce coût actualisé a été communiqué aux directeurs des Ensa le 8 mars. Et poursuivait : « L'effort de l'Etat pour les Ensa, et particulièrement du ministère de la Culture, sera communiqué aux directeurs et aux présidents des instances par lettre dans les jours qui viennent. Sans nier les difficultés auxquelles sont confrontés [ces établissements], il est important de démontrer que nous sommes sur une trajectoire positive ascendante et régulière depuis 2018. » Une série de rendez-vous ont déjà eu lieu ou sont programmés pour « travailler à la fois sur les problèmes particuliers et critiques propres à certaines écoles et de manière générale sur les problèmes systémiques », assurait-on encore rue de Valois. Côté Ensa, si la tendance balance entre reprise des cours et nouveaux blocages, elles entendent ménager leurs forces pour des actions à grande visibilité. Le collectif Ensa en Lutte envisage ainsi de se caler sur une des rencontres prévues au ministère pour manifester à nouveau sous ses fenêtres. Il réclame aussi d'être reçu en délégation unitaire, et pas par les seuls services administratifs : « Nous voulons être entendus des politiques ! » De Rima Abdul-Malak, donc. Mais aussi de Bercy, puisque le nœud des dysfonctionnements est financier.