Dans quel contexte avez-vous été amenée à rencontrer Claire-Lise Campion ?
L’échéance du 1er janvier 2015, date à laquelle tous les établissements recevant du public (ERP) devront être accessibles, est source de nombreuses interrogations. Il y a un an, un rapport sur les modalités d’application des règles d’accessibilité du cadre bâti pour les personnes handicapées, réalisé par le Conseil général de l’environnement et du développement durable, le Contrôle général économique et financier, et l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), faisait état de difficultés et de retards dans la mise en œuvre de cette loi.
Les mêmes conclusions ressortaient d’un deuxième rapport en juillet dernier élaboré par les sénatrices Claire-Lise Campion et Isabelle Debré. S’en inquiétant, le Premier Ministre a confié le 10 octobre à Claire-Lise Campion une mission de concertation (1) avec tous les acteurs associatifs, économiques et politiques concernés, dont mes confrères et moi-même faisons partie. D’ici la fin de l’année, les conclusions et des préconisations de cette mission devront être rendues.
Pensez-vous, comme beaucoup, qu’il faut réécrire une partie des articles des arrêtés et décrets d’application, comme cela est d’ailleurs préconisé dans un rapport récent porté par le Syndicat de l’Architecture (voir notre article) ?
Oui bien entendu. Ayant participé à l’écriture des textes réglementaires à l’époque, je suis bien consciente de ses faiblesses et de ses rédactions parfois par trop théoriques. Nous étions conscients que la réglementation devait être appliquée pour être ensuite affinée, d’autant que certaines mesures nous avaient été imposées et qu’elles produisent, à notre corps défendant, les difficultés et illogismes que nous subissons tous aujourd’hui.
Mais, bien qu’il s’agisse d’un « gros mot », je crois important de revenir sur l’interdiction de déroger, c’est à dire de faire autrement, inscrite dans la loi et que nous n’avions su adoucir que très temporairement et très légèrement, lors de la rédaction des décrets.
Si nous admettons que nous sommes tous différents par essence et par naissance, admettons aussi que notre environnement est différent de fait et que l’on ne peut y appliquer la même règle, sans nuance et sans respect de sa nature intrinsèque (montagnes, campagnes, villes, etc). Non pas qu’il faille permettre à ceux qui n’attendent que cela, de leur donner matière à ne rien faire, bien au contraire. Il s’agit de nous permettre de proposer des solutions plus intelligentes que celles qu’imposent les textes.
Pouvez-vous nous donner des exemples pour lesquels la dérogation serait nécessaire.
Je pense à des projets, s’intégrant dans les paysages urbains aux dénivelés conséquents qui se retrouvent à absorber ces ruptures de niveaux au moyen de rampes longues et larges. On nous dit qu’un palier de repos doit présenter un dévers pour évacuer les eaux. Or, ce dernier, lorsque la rampe est très large, crée un sifflet et donc un ressaut, voire une marche, là où justement l’objectif était de les supprimer. Nous pouvons régler ce problème avec des solutions intelligentes, mais comme elles s’inscrivent en dehors de la stricte application de la règle, il nous faut pour cela, pouvoir obtenir « une forme de dérogation ». Celle-ci étant interdite, que fait-on ? Et bien, on ne fait plus ou l’on prend le risque de faire, en ayant consulté le plus grand nombre d’acteurs administratifs et techniques, toujours avec l’aval du milieu associatif qui admet que notre solution est plus pertinente, et en espérant qu’il n’y aura pas d’éventuels détracteurs.
Un autre exemple significatif : nous devons apposer un avertissement sur toute paroi vitrée que nous serions amenés à longer. Mais puisque je la longe, je ne risque pas d’entrer en collision avec elle, donc à quoi bon ? Vous imaginez Beaubourg fermé par arrêté préfectoral parce que toutes ses parois transparentes ne seraient pas signalées !
Vous voulez dire que vous vous mettez hors la loi ?
Il faut bien être conscient que nous jouons tous, même les plus aguerris, sur le fil du rasoir au regard des programmes neufs qui sortent de terre. Un dernier exemple, si nous respections à la lettre la réglementation, nous ne pourrions plus construire de musées ou présenter d’expositions temporaires ; il nous est imposé une valeur d’éclairement de 100 lux, en tout point, à l’intérieur des ERP, or certaines œuvres ne supportent pas plus de 30 lux. Ce ne sont là que quelques exemples, mais qui montrent qu’obliger à appliquer les textes au stricto sensu va parfois à l’encontre du bon sens alors même que des solutions qui font sens existent.
Quelles sont vos recommandations ?
Le constat est simple : les actions sont encore, trop souvent décousues dans certain cas, vide de sens dans d’autres et cela ne convient à personne, ni à ceux qui conçoivent, ni à ceux qui construisent, ni aux utilisateurs. Nous avons suffisamment de recul aujourd’hui pour nous rendre compte que nous souffrons à chaque fois, d’un chaînon manquant, d’un maillon faible qui grippe les rouages de ce « lien en mouvement que l’on veut opérationnel », notamment lors des diagnostics des ERP qui sont faits à la chaîne en n’abordant le sujet uniquement par le prisme du bâtiment lui-même.
Il faut certes rapidement corriger les erreurs d’écriture de la réglementation, y réintroduire des nuances et des subtilités qui nous permettent de construire autrement, plus intelligemment ; mais au-delà, il faut poser les bases d’un ensemble d’actions à entreprendre pour atteindre les objectifs de performances imposés par les textes. Il faut mettre en place une approche plus globale en développant une véritable stratégie d’amélioration du cadre de vie pour les personnes à mobilités réduites ou vieillissantes. Car enfin, on met en place des stratégies patrimoniales sur tous les sujets et trop rarement sur celui de l’amélioration de l’accessibilité du cadre bâti.
Les objectifs à atteindre au 1er janvier 2015 ne pourront être tenus, comment alors reconsidérer ces objectifs sans casser la dynamique impulsée ?
Que tous les établissements recevant du public soient accessibles au 1er janvier 2015 semble irréaliste techniquement et financièrement. Par contre, il est possible dans les deux années qui nous restent de mettre en place toutes les bases d’une ingénierie qualitative, et ainsi être prêts dès le 1er janvier 2015 à faire du quantitatif. L’idée est d’établir des feuilles de route avec et pour les communes, les bailleurs de logements sociaux et les maîtres d’ouvrage privés, comme les commerçants, les restaurateurs, les médecins, etc…
Concrètement quelles pourraient être ces feuilles de route pour les deux années à venir ?
Mon expérience de terrain ma démontré que deux axes majeurs étaient à traiter en amont de toute action de mise en conformité du patrimoine existant.
Le premier porte sur l’identification de tous les métiers concernés, au-delà de ceux qui touchent le bâtiment et l’urbanisme, c'est-à-dire les services comptables, financiers, juridiques, techniques, voire les ressources humaines des maîtres d’ouvrage et des collectivités. Pour chaque profil, il conviendra de mettre à niveau leurs outils de travail pour qu’ils soient exploitables lors de toutes les opérations de travaux sur le neuf et l’existant.
Le deuxième axe consiste à quadriller techniquement le site pour repérer les zones qui posent des problèmes d’accessibilité (gênes, impossibilité, dangers) selon les types d’handicaps (visuels, auditifs, intellectuels, moteurs). Cette remontée d’informations permettra à la fois de déceler les priorités à traiter et d’établir un plan de programmation des travaux, d’y adjoindre son budget et de rendre toute la chaîne de déplacement ainsi que la chaîne des acteurs enfin opérationnelles.
(1) Mission auprès de Marie-Arlette Carlotti, ministre des affaires sociales et de la santé, chargée des personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion.